ROLLS-ROYCE SILVER CLOUD, UNE NOUVELLE ERE POUR LA « SPIRIT OF ECTASY ».
Au début des années 1950, le marché de la voiture de luxe connaît en Europe d’importants changements. Jusqu’ici, comme cela avait été le cas pour les modèles populaires, les berlines et limousines qui étaient proposées par la grande majorité des constructeurs qui faisaient figure de référence sur ce marché étaient encore semblables, voir même pratiquement identiques, à celles qui étaient produites avant-guerre. Ces voitures, aussi imposantes que lourdes, étaient avant tout conçues pour être conduites par un chauffeur, lequel devait souvent avoir une force physique certaine dans les bras pour pouvoir manier le gouvernail de ces immenses vaisseaux dont la lourdeur de la direction n’avait rien à envier à celle d’un poids lourd de la même époque. Or, à l’aube de la nouvelle décennie, qui voit l’Europe tourner pour de bon la page des années noires de la guerre puis celles des restrictions et de la reconstruction, les habitudes et les exigences des automobilistes, même parmi les plus fortunés, commencent à changer. Désormais, être chauffeur de maître n’est plus un métier à part entière mais une activité domestique parmi d’autres et les majordomes, surtout ceux de la nouvelle génération, n’ont plus nécessairement envie de devoir déployer des efforts physiques titanesques pour arriver à manœuvrer le volant, surtout à l’arrêt. De plus, pendant longtemps, les voitures de sport et celles de luxe étaient deux catégories bien distinctes et qui, jusqu’au milieu des années trente, paraissaient presque totalement incompatibles. Jusqu’à ce que, à cette époque, un nouveau genre d’automobiles, que l’on appelait pas encore à l’époque les voitures de grand tourisme, fasse son apparition. Parmi elles, les Bentley sur le marché britannique et les Hotchkiss Grand Sport sur le marché français figurèrent bientôt parmi les références de cette nouvelle catégorie. Celles-ci associaient, souvent avec talent, l’équipement et le confort d’une voiture de luxe avec l’agilité et les performances d’une voiture de sport. Si, au sein de la vénérable firme britannique Rolls-Royce, ni les dirigeants ni les membres du bureau d’études de la marque n’envisagent encore réellement de se lancer sur le marché des voitures de grand tourisme, les uns comme les autres ont toutefois pris conscience que les clients de la marque, qu’ils soient des membres des milieux d’affaires, des personnalités du show-biz ou des membres des familles royales (d’Europe ou d’ailleurs) n’avaient plus nécessairement envie de devoir laisser les commandes de leur voiture à un chauffeur et souhaitent à présent pouvoir eux aussi goûter au plaisir de se glisser derrière le volant de leur Rolls-Royce.
Le constructeur de Crewe avait déjà franchi un premier pas dans ce sens avec le lancement de la Bentley Continental R, qui alliait à merveille les performances au confort. Parmi les autres constructeurs anglais à avoir montré la voie, Jaguar, puis de nouveaux venus comme Aston Martin, développeront d’ailleurs rapidement le concept, montrant bien que, pour les voitures « civiles », l’époque des sportives « pures et dures » et sans concession était à présent révolue. A l’étranger, d’autres constructeurs, comme Maserati et Lancia en Italie et Mercedes et BMW en Allemagne leur emboîteront bientôt le pas. Dans la première moitié des années 50, Rolls-Royce et Bentley règnent donc quasiment sans partage sur le marché de la voiture de luxe. Une suprématie qui, à la même époque, se voit toutefois menacée par ses concurrents étrangers, notamment la Mercedes 300 « Adenauer » ainsi que les modèles des constructeurs américains, comme les Cadillac, les Packard, les Chrysler ou les Lincoln. Ces dernières grâce à leurs modernes et puissants V8 (qui approchent ou dépassent même, pour certains, la barre des 200 chevaux), affichent des performances digne des meilleures sportives européennes avec l’habitabilité d’une limousine, le tout à un « prix d’amis », la Bentley Mark VI et la Rolls-Royce Silver Dawn commencent à apparaître démodées.
Les Etats-Unis étant devenus, comme pour beaucoup d’autres constructeurs de prestige leur principal marché d’exportation, la direction de Rolls-Royce ne peut évidemment rester sans réagir. Si elle n’affichera pas de véritables prétentions sportives, la future Rolls-Royce de « nouvelle génération », tout en conservant l’allure et le statut d’une berline « statutaire », devra néanmoins pouvoir être conduite sans difficulté et sans effort par n’importe quel conducteur. Il est aussi prévu, dès le début, d’en développer une version à châssis long. Le nouveau modèle devant, en effet, non seulement remplacer la Silver Dawn mais aussi la vénérable Silver Wraith. Première Rolls-Royce de l’après-guerre, cette dernière, présentée en 1946, incarne l’archétype de la Rolls-Royce « à l’ancienne », c’est-à-dire vendue exclusivement en châssis nu et donc les carrosseries, toutes réalisées à la main par des carrossiers extérieurs, sont uniques. Même en version limousine, elle devra toutefois afficher des prestations routières plus « dynamiques » que celles de ses devancières, qui devront convaincre l’acquéreur de passer derrière le volant, sans se priver toutefois d’une clientèle très conservatrice qui ne conçoit pas de prendre la route sans chauffeur.
C’est dans le courant de l’année 1951 que le projet SIAM est mis en chantier par le bureau d’études de la marque, dirigé par l’ingénieur Harry Grylls. La conception des lignes de la future Rolls-Royce étant confié, elle, au styliste « maison » John Polwhele Blatchley (1913 – 2008).
Ce dernier a débuté sa carrière en 1934 chez le carrossier Gurney Nutting. En septembre 1939, au moment où la guerre éclate, il entre chez Rolls-Royce, d’abord au département aviation puis, en 1944, au sein du bureau de design de la marque, alors dirigé par Ivan Evernden, qui fut un proche collaborateur de Henry Royce. Lorsque, en 1951, ce dernier prend sa retraite, Blatchley est désigné pour lui succéder. « JPB », comme on le surnomme familièrement au sein de la firme, va ainsi signer les lignes de toutes les Rolls-Royce et des Bentley des années 50 et 60, dont, bien évidemment, les Silver Cloud et Séries S. En mars 1969, il choisira toutefois de quitter son poste, le constructeur commençant alors à connaître de sérieuses difficultés financières et le designer ne s’entendant guère avec la nouvelle direction, cette dernière entravant trop sa liberté d’action et de création. Un départ qui marquera la fin d’une époque au sein du constructeur de Crewe. Sa dernière création, la Silver Shadow, lui survivra néanmoins près de dix ans. Signe qu’une page s’était bel et bien tournée, le style du coupé Camargue, sorti en 1975, pourtant dessiné par Pininfarina sera jugé plutôt fade et même décevant, surtout dans le dessin de sa partie avant. De ce point de vue, le coupé Mercedes créé par le carrossier italien était bien plus réussi et ce dernier avait raté son adaptation avec la greffe de la classique calandre en forme de temple grec des Rolls-Royce.
L’Amérique étant alors le symbole de la « nation triomphante » sur le plan économique et figurant comme le premier et véritable vainqueur de la Seconde guerre mondiale, l’école de style automobile de Detroit a, à l’époque, une forte influence sur beaucoup de constructeurs européens. Il n’est donc pas étonnant que les premières esquisses tracées par John Blatchley ne soient pas sans évoquer fortement les plus luxueuses voitures américaines comme les Cadillac. Celles-ci sont toutefois rapidement écartées par la direction, cette dernière tenant à ce que les lignes de la future Rolls-Royce conserve une identité propre aux modèles de la marque, c’est-à-dire la plus britannique possible et qui, bien que d’un style plus moderne, conserve une filiation évidente avec les Rolls-Royce qui l’ont précédées. Celle-ci en revient donc à des lignes plus sages, typiques du style « razor-edge » alors très en vogue outre-Manche. Les ailes avant « semi-ponton » soulignent un très long capot s’ouvrant toujours en deux parties, pour respecter la tradition. D’une allure bien plus élancée que celle de son aînée, la Silver Dawn, la Silver Cloud dispose en effet d’un empattement plus long que cette dernière (3,12 mètres contre 3,05 m pour sa devancière), pour une longueur totale atteignant 5,38 mètres de long, alors que la Silver Dawn atteignait à peine les 4,88 m. La largeur augmente elle aussi, passant de 1,75 m à 1,90 m. Les voies plus conséquentes et les pneumatiques de plus grandes dimensions profitent autant à la tenue de route qu’à l’habitabilité, bien plus généreuse qu’auparavant, notamment en largeur. La Silver Cloud se voit ainsi dotée d’un coffre à pages enfin digne ce nom, assez vaste pour pouvoir embarquer les bagages complets de ses quatre occupants pour un voyage au long cours, ce qui avait toujours fait défaut à sa devancière. La ceinture de caisse, elle, fléchit délicatement au niveau des portières arrières, puis remonte subtilement pour dessiner la courbure des ailes arrières, qui accompagnent la ligne du coffre. Un trait de style très réussi, qui offre au profil de la Silver Cloud un style d’une parfaite synthèse entre classicisme et modernisme.
Dévoilée au printemps 1955, la ligne de la nouvelle Rolls-Royce n’est ni trop moderne ni trop « rétro » et prend soin de ne pas verser dans la caricature. Elle présente néanmoins tous les traits de style « identitaires » propres à la marque, habilement corrigées pour s’inscrire dans les tendances esthétiques du moment.
La carrosserie repose sur un robuste cadre à caissons, renforcée par une entretoise cruciforme, idéalement proportionné pour recevoir des habillages sur mesure. La fabrication de la carrosserie « standard », celle de la berline, est assurée par l’entreprise Pressed Steel Limited, qui travaille déjà comme sous-traitant pour de nombreux constructeurs britanniques, et qui fournissait déjà les caisses pour les Rolls-Royce Dawn et les Bentley Mark VI. Si la cellule centrale, celle de l’habitacle, est façonnée en acier, toutes les parties ouvrantes, elles, sont réalisées en alliage léger afin de maintenir le poids total de la voiture dans des proportions raisonnables et ainsi de ne grever ni les performances ni la consommation. Malgré cela, la Silver Cloud n’est pas exactement ce que l’on pourrait appeler un poids plume, puisqu’elle affiche tout de même 1 950 kg à vide sur la balance. Un poids conséquent pour le moteur, d’autant que les origines de celui-ci remontent à l’avant-guerre. Ce dernier, le six cylindres B 60 ne brille pas par une fiche technique très sophistiquée. Affichant, sur la Silver Cloud, une cylindrée de 4 887 cc, ce moteur à longue course (114 mm) s’il peut apparaître un tantinet « archaïque », peut néanmoins se prévaloir d’un assemblage rigoureux qui lui procure une fiabilité sans faille. Plusieurs fois réalésé, suivant les modèles de la marque sur lesquels il a été installé, et à nouveau retravaillé afin de mouvoir le plus dignement possible la Silver Cloud, ce bloc en fonte, doté d’une culasse en aluminium, conserve une architecture semi-culbutée avec des soupapes d’ admission en tête et des soupapes d’ échappement placées, elles, en position latérale. Bien qu’il ne figure donc pas parmi les mécaniques les plus modernes de l’époque, la puissance qu’il développe, 160 chevaux, est quasiment identique à celle du nouveau V8 qui anime les Cadillac, ce qui lui autorise une vitesse de pointe de près de 170 km/h. La transmission, quant à elle, est assurée par la boîte de vitesse automatique Hydramatic, fabriquée par General Motors, à quatre rapports, montées notamment sur les Cadillac et les Oldsmobile, qui équipait déjà la Silver Dawn et qui est à présent monté en série. Les ingénieurs de Crewe l’ont cependant adaptée à leurs propres exigences, en redisant certains de ses éléments pour prouver davantage de douceur à la conduite.
Les trains roulants sont eux aussi très classiques, avec des leviers triangulés combinés à des ressorts hélicoïdaux. A l’arrière, on retrouve un essieu rigide, qui est guidé par des barres coudées pour contrôler les effets de roulis. Un semble qui, là aussi, n’est pas des plus modernes, mais qui est réalisé toutefois avec plus grand soin et qui contribuent eux aussi au confort de marche hors norme. Les amortisseurs, quant à eux, peuvent être assouplis ou durcis grâce à un système de réglage monté sur la colonne de direction. Les tambours hydrauliques bénéficient également d’une commande mécanique supplémentaire sur les roues arrières. Si la carrosserie est à présent construite de manière « semi-industrielle », la finition intérieure, elle, est cependant toujours réalisée « à l’ancienne », chaque élément, qu’il s’agisse du cuir des sièges, de la moquette qui habille le plancher ou des boiseries que l’on retrouve sur les portières et la planche de bord, étant entièrement réalisés et montés à la main. Offrant le nec-plus-ultra en la matière, la finition ne souffre d’aucune critique, que ce soit pour le cuir Connolly qui recouvre les sièges, l’épaisse moquette Wilton sur laquelle le conducteur et les passagers viennent poser leurs pieds ou la ronce de noyer digne des boiseries d’un manoir anglais. Bien que plus modernes et plus puissants, aucun modèle de la production américaine ne peut se prévaloir d’un tel raffinement.
Le seul point où les américaines supplantent peut être la Rolls-Royce, c’est sur celui de l’équipement. A côté de la liste d’équipements que proposent les modèles de dEtroit, la Silver Cloud présente, en effet, un équipement plutôt chiche. Les clients devront ainsi attendre le printemps 1957 pour que leurs voitures soient équipées d’une direction assistée, et l’année suivante pour pouvoir disposer des vitres électriques et de l’air conditionné. En 1958 est présentée une version longue, baptisée LWB (pour Long Wheel Base), dotée d’un empattement porté à 3.22 mètres, qui permet d’offrir davantage d’espace aux places arrière. Comme toute limousine anglaise qui se respecte à l’époque, elle reçoit également une séparation intérieure entre le chauffeur et les passagers. Alimenté par deux carburateurs SU, la puissance du moteur est portée à 170 chevaux. Même si la Silver Cloud « longue », comme toute limousine, n’a pas pour vocation de réaliser des pointes de vitesse, que ce soit sur les routes de la campagne anglaise ou les longues lignes droites des autoroutes américaines, il apparaît clairement que le six cylindres B60 est arrivé en bout de développement et qu’il ne pourra plus résister très longtemps face aux assauts des V8 yankee, toujours plus gros et plus puissants. D’autant que les clients de la marque, notamment sur le marché américain, réclament de plus en plus un niveau moteur, plus moderne et plus puissant, pour la Silver Cloud. Répondant à leur attente, la seconde génération de la Silver Cloud, qui sera la première Rolls-Royce à être équipée d’un moteur huit cylindres à la fin de l’année 1959.
Lorsque la première génération de la Silver Cloud tire sa révérence, c’est aussi le moment pour le vénérable six cylindres B60 d’être mis à la retraite. Celui-ci est en effet devenu définitivement dépassé, que ce soit par les autres moteurs six cylindres de la production européenne, notamment le Jaguar XK, ainsi que les V8 produits à la chaîne par les géants américains General Motors, Ford et Chrysler. C’est justement du côté de ces derniers que les ingénieurs de Rolls-Royce vont aller chercher l’inspiration pour concevoir une nouvelle motorisation permettant à la Silver Cloud de pouvoir soutenir sans rougir la comparaison face à ses rivales du pays de l’oncle Sam. Si, dans un premier temps, ces derniers avaient songer à recourir à une « solution de facilité » en réemployant le huit cylindres en ligne utilisé sur la Phantom IV, celui-ci s’avère à la fois trop peu puissant (170 chevaux, soit à peine plus que le six cylindres de la Silver Cloud I), trop lourd et trop encombrant. Le constat s’impose donc rapidement : Il va leur falloir repartir d’une feuille blanche et créer de toutes pièces un nouveau moteur. Le marché américain étant, pour Rolls-Royce comme pour tous les autres constructeurs anglais de voitures de luxe, une priorité, les motoriste de Crewe vont donc, en toute logique, s’inspirer de ce qui se fait de mieux à Detroit. Si le nouveau V8, conçu par l’équipe de l’ingénieur Jack Philips, avait été mis en chantier dès 1952, étant donné le haut niveau d’exigence de la marque non seulement en matière de fiabilité mais aussi de silence et de souplesse de ses moteurs, ce n’est que sept ans plus tard qu’il est près à entrer en scène. Entièrement en alliage léger, le nouveau V8 Rolls-Royce affiche une cylindrée de 6 230 cc. Si, comme on le sait, à l’époque, Rolls-Royce gardait confidentielle la puissance de ses moteurs, les essayeurs et les journalistes de la presse automobile de l’époque l’ont estimé à environ 200 chevaux, une puissance « suffisante » et qui permet à la Silver Cloud de soutenir sans peine la comparaison face aux Cadillac, Lincoln et autres Chrysler Imperial. Comme pour le précédent six cylindres, il est équipé de deux carburateurs SU. Etant donné la vocation de l’engin, son taux de compression est délibérément peu poussé et, là aussi dans un soucis primordial de garantir une fiabilité maximale, le V8 reste fidèle à une distribution classique, avec un système par culbuteurs et poussoirs hydrauliques, commandés par un arbre à cames central.
Du côté des équipements de confort, la Silver Cloud II offre à son conducteur et à ses passagers une soufflerie munie de plusieurs vitesses, qui permettent un désembuage plus efficace, tandis que le système d’air conditionné n’est maintenant plus installé dans la malle arrière mais dans l’aile avant droite. Un progrès bienvenu est la direction assistée qui est maintenant montée de série, ce qui permet le montage d’un volant d’un diamètre plus réduit. L’ergonomie est elle aussi améliorée, avec, sur le tableau de bord, un tachymètre maintenant placé plus près du champ de vision du conducteur et la montre dispose maintenant de son propre cadran. En option, le client peut aussi obtenir le remplacement de la traditionnelle banquette à l’avant par deux sièges séparés. En version « standard », les banquettes sont équipées, à l’avant comme à l’arrière, d’un accoudoir central.
La nouvelle monture de la Silver Cloud est très bien accueillie par la clientèle et rencontrera un succès mérité. Sa carrière sera toutefois relativement courte, puisqu’elle s’achève dès l’automne 1962. Elle aura été produite, en tout, à 2 418 exemplaires pour la berline « standard », 258 pour la berline longue à séparation intérieure, ainsi que 148 châssis (107 à empattement court et 41 à empattement long) livrés à des carrossiers extérieurs.
Elle est alors remplacée par la Silver Cloud troisième du nom, qui se reconnaît immédiatement par ses doubles paires de phares, une évolution esthétique dictée par la demande de la clientèle américaine. Les clignotants avant sont désormais placés sur l’arête des ailes. Si, en apparence, la calandre est absolument identique à celle de sa devancière, sur la Silver Cloud III, sa hauteur a été sensiblement réduite, ce qui a permit d’abaisser la ligne du capot-moteur et d’améliorer sensiblement la visibilité. Si, sur le plan mécanique, elle conserve la mécanique de sa devancière, celle-ci bénéficie toutefois d’un taux de compression plus élevé. L’usine, toujours avare en données techniques, se contentant, dans ses communiqués, d’indiquer une augmentation de la puissance de l’ordre de 8 %, ce qui correspond environ à une quinzaine de chevaux.
Au vue du statut qu’a depuis longtemps acquis la marque, celui de référence absolue et incontournable en matière de prestige automobile, et ce, aux quatre coins du monde, il apparaît évident que Rolls-Royce peut désormais se passer du besoin de toute publicité pour ses nouveaux modèles. Le constructeur va toutefois faire, à l’occasion de la présentation de la Silver Cloud III, une exception remarquée en décidant, tout d’abord, d’en confier un exemplaire au célèbre pilote Tony Brooks. Ce dernier va alors tester la Rolls-Royce sur la piste du mythique circuit de Goodwood, en n’hésitant pas à pousser le modèle dans ses derniers retranchements. Une fois ceci fait, il entreprend ensuite un long voyage sur le continent, en ralliant le Touquet au Cap-Ferrat, parcourant ainsi, presque d’un traité, une distance totale de 1 260 kilomètres. Un événement qui sera savamment mis en scène par la marque, qui éditera, à cette occasion, une luxueuse brochure racontant en détails les différentes étapes et les exploits du prestigieux périple.
Incarnation incontournable du prestige automobile, non seulement à l’échelle de l’automobile anglaise mais aussi à l’échelle mondiale, c’est assez logiquement que la Rolls-Royce Silver Cloud deviendra aussi une icône du septième art, et pas uniquement au sein du cinéma britannique. Dans l’histoire du cinéma français, tout le monde se souvient sans doute de la trilogie Fantômas (tournée entre 1964 et 1966), avec, dans les rôles du commissaire Juve et du journaliste Fandor, Louis De Funès et Jean Marais. Dans le premier film mettant en scène les méfaits de l’insaisissable criminel à l’inquiétant visage fantomatique, ce dernier, ayant pris les traits d’un richissime Lord anglais, dévalise le joaillier Van Cleef & Arpels situé sur la Place Vendôme et où la Rolls-Royce. Une Silver Cloud III revêtue d’une livrée noire et gris métallisée, traverse les beaux quartiers de Paris alors que défile le générique du début du film, sur la musique inimitable et immédiatement reconnaissable composée par Michel Magne. Dans le second épisode, « Fantômas se déchaîne », le criminel avait délaissé sa Rolls-Royce pour une Citroën DS qui, à la fin du film, se transforme en avion grâce à des ailes rétractables logées sous la voiture et des réacteurs placés dans le coffre, lui permettant, une fois de plus, de filer entre les doigts de Juve et Fandor. On retrouvera la Rolls-Royce dans le dernier film de la trilogie, « Fantômas contre Scotland Yard », où la même Rolls-Royce, au début du film, fait son apparition dans la ville d’Inveraray en Ecosse, avec, évidemment, Fantômas pour passager qui a, cette fois, pris les traits d’un agent d’assurance, et traverse ensuite la campagne écossaise pour se rendre au château de Lord MacRashley. Pour l’anecdote, bien que toute l’action du film se déroule au pays de Walter Scott, seule cette scène du film a été tournée en Ecosse. La plupart des châteaux écossais ont été jugés « décevants » par la production (car « trop petits » et ne correspondant pas à l’image que le public se faisait d’un château écossais, lequel, comme tout château médiéval « idéal », se devait d’avoir une taille et une superficie imposante). C’est pourquoi le choix de celle-ci se porta sur le château de Roquetaillade, situé en Gironde. On reverra une nouvelle fois la Rolls-Royce dans la dernière scène du film, où Fantômas, s’échappant d’abord à vélo et portant le masque du visage de Lord MacRashley, monte ensuite à bord de sa voiture, son butin entre les mains, en retirant son masque et en poussant un ricanement de victoire pour ensuite disparaître et ne plus jamais revenir !
Dans un autre registre, certains se souviennent aussi probablement de la série L’Homme à la Rolls (Burke’s Law en version originale), produite par Aaron Spelling et tournée entre 1963 et 1966, où le commissaire de police Amos Burke (incarné par Gene Barry) profitait de son immense fortune pour se rendre au commissariat ainsi que sur les lieux de ses enquêtes à bord de sa Rolls-Royce conduite par son chauffeur.
Au vu du raffinement et de la recherche de « l’excellence d’absolue » qui ont prévalu à sa réalisation, aussi bien pour l’assemblage du moteur et de la carrosserie que la confection de l’habitacle, on ne s’étonnera pas que les tarifs pratiqués par le constructeur qui, avant la Première Guerre mondiale déjà, se vantait de construire « la meilleure voiture du monde » soient absolument exorbitants. Ainsi, en 1963, une Rolls-Royce Silver Cloud III à châssis long coûtait la « bagatelle » de 103 000 F, soit près de sept fois celui d’une Citroën DS 19 dans sa version la plus luxueuse, la Prestige. Sa cousine, la Bentley S3, elle, étant un poil « moins chère » (100 000 F), alors que le summum de la gamme du constructeur de Crewe, l’imposante et élitiste Phantom V est affichée au prix faramineux de 170 000 F. Parmi les voitures de prestige européennes qui atteignent ou dépassent la barre hautement symbolique des 100 000 F, on trouve la Mercedes 600 (97 000 F pour le modèle « de base » et 110 000 F pour la version longue) et la Maserati Quattroporte (qui vaut elle aussi 110 000 F). Sur le plan des tarifs, même les plus imposants modèles de la production américaine pourraient passer pour des voitures populaires ! La Cadillac 60S Fleetwood se laisse en effet emporter contre un modique chèque de 59 000 F, une Lincoln Continental pour 55 000 F et une Imperial LeBaron 61 000 F. Même si les cadences de production au sein de l’usine de Crewe est à cent lieux de celles en vigueur à Detroit, on peut quand même dire que, étant donné les prix pratiqués, les trois générations de la Rolls-Royce Silver Cloud ont connues un beau succès. Même si la Silver Shadow, de par sa conception très moderne avait vocation à devenir encore plus « populaire ».
La troisième et ultime version de la Silver Cloud ne connaîtra, elle aussi, qu’une existence assez courte, puisque sa production cessera à peine trois ans plus tard, à l’automne 1965, remplacée par la nouvelle Silver Shadow, d’une ligne plus basse, plus élancée et plus moderne et qui constituera une révolution au sein de la vénérable firme britannique, puisqu’elle sera la première Rolls-Royce à inaugurer une structure monocoque, et aussi à être explicitement conçue pour être conduite par son propriétaire et non plus par un chauffeur. La dernière représentante de la lignée des « nuages d’ argent » aura été construite, au total, à 2 227 exemplaires pour la berline, 206 limousines, 328 châssis courts et 47 châssis longs livrés à des carrossiers extérieurs. Les chiffres de production de sa cousine, la Bentley Série S, quant à elles, se sont arrêtées à un peu plus de 3 500 exemplaires pour la S1, 2 300 pour la S2 et environ 1 300 pour la S3. (Des chiffres qui ne concernent que les berlines, en version normale ou à empattement long, et qui n’incluent pas les coupés et cabriolets Continental).
Même après l’arrêt de la production de la Silver Cloud III, sa lignée se prolongera, indirectement, à travers les limousines Phantom V et VI. Le lancement du premier V8 connu par Rolls-Royce permettra aussi d’offrir une nouvelle carrière à la lignée des limousines Phantom. Le huit cylindres en V des Silver Cloud II et III se retrouvera ainsi également sous le capot de l’imposante Phantom V, dévoilée en 1959. Autre signe d’un changement de « philosophie » au sein de la maison, désormais, les têtes couronnées et les autres chefs d’états ne sont plus les seuls à pouvoir s’offrir le plus grand et le plus cher des modèles du catalogue Rolls-Royce. Malgré tout le soin apporté à sa réalisation, ainsi que le prestige que lui conférait le nom et l’emblème figurant au sommet de sa calandre, aux yeux de nombreuses stars du show-biz et de businessmen, la Silver Cloud, même en châssis long n’est pas assez imposante pour constituer une voiture digne de leur rang. En dépit de leur absence d’une « noble ascendance », ces derniers auront à présent, eux aussi, le privilège de rouler en Rolls-Royce Phantom. En plus de sa mécanique, la grande limousine emprunte également le châssis de la Silver Cloud, mais avec un empattement porté à 3,68 mètres. En plus des « grands » de ce monde, des célébrités comme John Lennon auront elle aussi la leur. Celle de l’ex-Beatles est resté célèbre pour sa carrosserie de couleur « jaune canari » recouverte de motifs psychédéliques inspirés des roulottes de gitans du XIXème siècle. S’inspirant des lignes de la Silver Cloud, la ressemblance entre les deux modèles s’accentuera encore à partir de 1963, lorsque la grande Rolls-Royce reprendra également la double paire de phares de cette dernière. Produite à 516 exemplaires. Un beau score étant donné son prix de vente stratosphérique et surtout si on le compare aux dix-huit exemplaires de sa devancière, la très exclusive Phantom IV. En 1968, un nouveau modèle, baptisé Phantom VI prend la relève. Si, de prime abord, cette dernière affiche une ligne identique à celle de sa devancière, elle reçoit toutefois des galbes plus prononcés qui modernise très légèrement sa ligne. A la fois désuète « hors du temps », ce modèle haut de gamme continuera à incarner, dans l’esprit du public, l’archétype de la limousine anglaise et l’idée que l’on se fait généralement d’une Rolls-Royce. En dehors d’un nouveau V8 de 6,75 litres en 1979, cette statutaire limousine ne connaîtra pratiquement aucun changement durant les vingt-trois ans de sa longue carrière. Lorsqu’elle quittera finalement la scène, en toute discrétion, en 1991, certains, y compris parmi les clients de la marque, ont probablement dû être étonnés d’apprendre que ce modèle, qui semblait appartenir à une époque révolue, figurait toujours au catalogue. Bien que produite à seulement 376 exemplaires, beaucoup d’entre-elles roulent encore aujourd’hui, offrant ainsi une preuve supplémentaire de la qualité de fabrication de la « meilleure voiture du monde » . Pour paraphraser le célèbre slogan de David Brown, « Quand on achète une Rolls-Royce, c’est pour la vie ! ».
Comme sa devancière, la Rolls-Royce Silver Wraith, la Silver Cloud, a, elle aussi, été réalisées dans de nombreuses exécutions hors-série. La première citée était, certes, toujours une Rolls-Royce « à l’ancienne » puisqu’elle n’était livrée qu’en châssis nu, alors que la Silver Cloud, elle, poursuivait la politique de modernisation du constructeur, inaugurée avec la Bentley Mark VI et la Rolls-Royce Silver Dawn au lendemain de la guerre, où « le prêt-à-porter » avait commencé à remplacer le sur-mesure. Néanmoins, à la fin des années 50 et au début des années 60, il existait toujours, surtout dans la traditionnelle Grande-Bretagne une clientèle « élitiste » qui tenait à pouvoir s’offrir une voiture unique. Dans ce domaine, ce sont, bien évidemment, les carrossiers britanniques qui ont obtenu la plus grosse part du gâteau, et qui ont signés sur la Silver Cloud quelques-uns de leurs plus beaux dessins. On peut notamment cité H.J. Mouliner, qui concevra un très élégant coupé dont les lignes reprenaient les principaux traits de style de la berline standard. James Young, de son côté, s’illustrera par des réalisations aux lignes bulbeuses, souvent élégantes mais parfois aussi un peu lourdes. Les plus baroques de ses carrossiers hors-série étant toutefois réalisées par des carrossiers comme Hooper ou Freestone & Webb. Parmi les plus originales, il faut mentionner celle de Harold Ratford qui réalisera plusieurs breaks aux lignes assez réussis. Quelques autres carrossiers étrangers auront aussi l’occasion d’habiller ce prestigieux châssis, comme le Suisse Graber ou le Français Henri Chapron. Les ateliers les plus prolifiques demeurent toutefois les établissements du carrossier Mulliner et ceux de Park Ward, deux carrossiers qui passeront sous le contrôle de Rolls-Royce et qui finiront par fusionner en 1961. La réalisation la plus remarquable de ces derniers sera sans doute les coupés et cabriolets « chinese eyes », surnommés ainsi en raison de leurs doubles paires de phares disposés en obliques. Comme pour les berlines et les limousines Silver Cloud, les derniers exemplaires en seront livrés au début de l’année 1966, lorsque la Corniche et leurs cousines, les Bentley Série T, seront dévoilées public. Si ces dernières connaîtront elles aussi des exécutions spéciales ou hors-série, elles seront loin d’êtres aussi nombreuses que pour la Silver Cloud, leur structure monocoque, bien que plus moderne, ne facilitant guère le travail des carrossiers indépendants, aux méthodes souvent encore très artisanales. Pour Rolls-Royce, comme pour tous les autres constructeurs de voitures de luxe, l’ère du tout « sur-mesure » était révolu et laissait définitivement place au « prêt à porter ».
Juan Moreno
Photos DR et Archive
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