JENSEN INTERCEPTOR FERGUSON FORMULA, la GT intégrale des 60’S
Nouvel article sur l’une des voitures de sport britanniques les plus innovantes des années soixante et du début des années 70: la JENSEN INTERCEPTOR FERGUSON FORMULA. Une GT peu, voire inconnue du grand public car elle peut revendiquer d’être la première voiture « de série » à quatre roues motrices, près de quinze ans avant l’Audi Quattro.
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Lorsque l’on interroge les passionnés d’automobiles en leur demandant quelle est la première voiture à transmission intégrale produite en grande série, dans neuf cas sur dix, ils vous répondent : l’Audi Quattro. Ce qui est peut-être le cas en ce qui concerne l’automobile européenne mais pas à l’échelle mondiale. Celle qui peut, en effet, légitimement revendiquer ce titre est l’AMC Eagle, produite entre 1979 et 1987 par le constructeur américain American Motors Corporation. Si elle a connu un certain succès outre-Atlantique, comme la plupart des voitures américaines importées chez nous, elle ne connaîtra sur le marché européen, qu’une carrière assez confidentielle L’Eagle sera d’ailleurs le dernier modèle produit par AMC et disparaîtra après son rachat par le groupe Chrysler. Ce que beaucoup, même parmi les amateurs de voitures anciennes, ignorent, c’est que, près de quinze ans avant le lancement de l’Audi Quattro, un autre coupé sportif avait déjà expérimenté la solution de la transmission intégrale : la Jensen Interceptor FF.
Fondée peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale par les frères Richard et Alan Jensen, ce petit constructeur britannique s’était spécialisé, dès sa création, dans la production de voitures de sport de prestige, abritant sous leur capot d’imposants V8 d’origine américaine, gage de puissance et de fiabilité. En parallèle de son activité de constructeur de voitures de grand luxe, Jensen travaille aussi comme carrossier et réalise, en sous-traitance, des carrosseries pour les modèles d’autres constructeurs, notamment celles des roadsters Austin-Healey ainsi que des premières séries du coupé Volvo P1800. C’est en 1966 que la marque dévoile celui qui restera son modèle le plus emblématique, le coupé Interceptor. Dessinée par le carrossier italien Touring (dont ce sera l’une des dernières réalisations avant sa fermeture à la fin de l’année 1966) et réalisée par un autre artisan italien de renom, la carrosserie Vignale. Si, sur le plan technique, la nouvelle Interceptor n’a rien de véritablement nouveau, puisque son châssis dérive étroitement de celui de sa devancière, le coupé CV8 et qu’elle reçoit, tout comme cette dernière, une motorisation d’origine Chrysler. En l’espèce, un V8 Mopar affichant une cylindrée de 6 276 cc et une puissance toute aussi « respectable » de 335 chevaux, associé à une transmission automatique à 3 rapports. Le client privilégiant un style de conduite plus « viril » pouvant également opter pour une boîte de vitesses manuelle à 4 rapports.
La carrosserie s’inspire, lui aussi, assez fortement, dans ses grandes lignes, de l’ancienne CV8, mais remises au goût du jour par Touring dans un style plus moderne, plus imposant et plus « massif », avec, surtout pour le dessin de la proue, des lignes plus tendues, manifestement inspirées par celles des muscle cars américaines de l’époque. Ce qui caractérise avant tout la ligne de l’Interceptor est son imposante bulle vitrée faisant office de lunette arrière et qui la distingue nettement de ses rivales. Même si, là aussi, celle-ci n’est pas une véritable nouveauté, puisqu’on retrouvait déjà une lunette arrière «panoramique» sur la Jensen CV8, sur l’Interceptor, elle est considérablement agrandie, de plus, elle s’ouvre comme une sorte de demi-hayon afin de permettre d’accéder au coffre à bagages, alors que sa devancière, de son côté, conservait une malle de coffre classique. L’habitacle, quant à lui, restant dans la plus pure tradition des coupés anglais de prestige, avec une somptueuse sellerie en cuir Connolly qui, tout comme la décoration du tableau de bord et des contre-portes en bois verni est entièrement réalisé à la main. Outre la célèbre Jaguar Type E, ses principales rivales de l’Aston Martin DB6 ainsi que les plus confidentielles Bristol Série 400.
C’est au début des années suivantes, alors que la future Interceptor est encore en cours de conception au sein du bureau d’études du constructeur de West Bromwich, que va prendre corps le projet de donner naissance à une voiture de grand sport équipée d’un système de transmission alors inédite sur un coupé de prestige comme sur une voiture de tourisme en générale : celle des quatre roues motrices. Une idée née dans l’esprit des frères Jensen après la victoire, lors de la Gold Cup, disputée à Oulton Park, en 1961, de la monoplace de Formule 1 Ferguson P99, avec Stirling Moss à son volant. Si l’idée d’une voiture de compétition utilisant le système de transmission aux quatre roues motrices apparaît alors fort avant-gardiste, elle est pourtant plus ancienne qu’on ne le croit, puisqu’elle remonte aux années 1930, lorsque l’ancien pilote motocycliste F.W. Dixon débute la conception d’une monoplace équipée d’une transmission intégrale destinée à participer à l’épreuve du Land Speed Record. C’est toutefois la rencontre avec l’industriel Harry Ferguson, ayant fait fortune dans la production des célèbres tracteurs portant son nom, qui va permettre à Dixon de concrétiser son projet, ce dernier, assez enthousiasmé par le projet, accepte d’accorder à l’ancien pilote les fonds nécessaires à la réalisation de la voiture. L’objectif final de Fergsuon, en s’investissant financièrement dans ce projet diffère toutefois des intentions initiales de Dixon. Ce dernier étant avant-tout focalisé sur la compétition, espérant que sa nouvelle monoplace révolutionnaire récoltera très vite les lauriers dans les plus grandes épreuves de course automobile grâce à sa nouvelle transmission révolutionnaire qui permettra à celle-ci de surclasser toutes ses concurrentes à transmission classique. Dans l’esprit de Ferguson, en revanche, la compétition, s’il est un excellent moyen pour tester, mettre point et, au final, prouver la fiabilité des nouvelles solutions techniques, n’est, toutefois, pas une fin en soi. Lui vise clairement, dès le départ à appliquer, un jour, ce projet aux voitures de série, car il est convaincu que la transmission intégrale offrira à celle-ci un avantage important dans le domaine de la sécurité lorsque la voiture est sur la route.
Afin de parfaire et de finaliser la mise au point de cette nouvelle transmission, Ferguson fait appel à un autre pilote anglais au talent confirmé, Tony Rolt. Bien que moins connu du grand public et moins titré que Stirling Moss, ce dernier est néanmoins parvenu à se faire un nom au sein du monde de la compétition automobile britannique. Au sein de l’équipe réunie par Ferguson figure aussi Claude Hill, l’ancien ingénieur en chef d’Aston Martin. Ce dernier ayant décidé de quitter la marque peu de temps après le rachat de celle-ci par David Brown car celui-ci, après avoir décidé de doter les nouvelles Aston d’un nouveau moteur six cylindres et ayant préféré choisir le moteur de la firme Lagonda plutôt que celui conçu par Hill. Pour la conception de la nouvelle transmission intégrale Ferguson, Claude Hill ainsi que les autres ingénieurs travaillant sur le projet vont également mettre à profit plusieurs de leurs travaux précédents réalisés pour Ferguson. En particulier le système d’antiblocage Maxaret qui avaient déjà été testé sur le projet R4, un véhicule qui, sous ses apparences rustiques, était pourtant doté de solutions techniques fort modernes voire inédites comme les quatre roues indépendantes et les quatre freins à disques. Un système conçu à l’origine pour l’aviation et qui, jusqu’à présent, n’avait encore jamais équipé aucune automobile de série, car s’avérant bien trop complexe et coûteuse pour être monté sur une voiture de série. Malheureusement pour Harry Ferguson, il n’aura jamais l’occasion d’assister à la naissance de la monoplace portant son nom, décédant brutalement en octobre 1960, à l’âge de 76 ans.
Celle-ci est finalisée l’année suivante et est alors engagée au Grand Prix d’Angleterre, avec, à son volant, outre Stirling Moss, un autre pilote réputé, Rob Walker. Si cette épreuve lui permettra de démontrer rapidement son potentiel en course, elle sera malheureusement disqualifiée pour avoir été poussée par les mécaniciens de l’équipe durant la course. Sa participation suivante, à la Gold Cup, disputée à Oulton Park, lui permettra de démontrer de façon encore plus éclatante ses capacités sur la piste, en réussissant à tenir tête à une concurrence pourtant rude, composée des BRM, Lotus ou encore des Cooper. Ces dernières apparaissant même, en ce qui concerne leur architecture et leur implantation mécanique, plus moderne que la Ferguson avec leur moteur placé en position centrale arrière, alors que cette dernière reste, quant à elle, fidèle, sur ce point, à une conception beaucoup plus classique avec un moteur en position longitudinale à l’avant. Si, malheureusement peut-être pour les ingénieurs qui ont participé à sa conception, la Ferguson F1 ne parviendra jamais à renouveler le coup d’éclat qu’elle a connue à Oulton Park avec Stirling Moss et si sa carrière en compétition s’achèvera peu de temps après, cette sorte « d’étoile filante » des circuits aura, malgré tout, eu le temps de marquer les esprits et pas seulement celui du public. C’est en effet le coup d’éclat de la monoplace Ferguson qui allait donner l’idée à Richard Jensen d’appliquer à leurs modèles non seulement le système de la transmission intégrale mais aussi celui de l’ABS.
En 1962, la marque Jensen conclu ainsi un accord de partenariat avec Harry Ferguson Research, la division de la firme Ferguson à l’origine de la création de la Ferguson F1. A cette époque, la conception de la remplaçante du coupé CV-8 est alors en chantier au sein du bureau d’études de la firme de West Bromwich et l’intention de Richard Jensen est, bien évidemment, d’en faire profiter leur nouveau coupé de grand tourisme, la future Interceptor. Si ce dernier se montre fort enthousiaste et convaincu que le système de transmission intégrale développé par Ferguson permettra à celle-ci de se démarquer de la concurrence et de surclasser ses rivales en termes de tenue de route sur tous les terrains. Son frère, Alan Jensen, de son côté, se montre, en revanche, beaucoup moins euphorique et même fort dubitatif, voire assez réticent envers ce système. Il tentera d’ailleurs plusieurs fois de persuader son frère Richard de faire une croix sur ce projet qu’il juge non seulement dispendieux sur le plan financier mais dont il considère que les perspectives commerciales sont plus que limitées. En vain toutefois, puisque Richard Jensen refuse d’en démordre et s’accroche obstinément à son idée de produire une version spéciale de l’Interceptor dotée de quatre roues motrices.
Si le partenariat signé avec Ferguson comprend donc l’utilisation de la transmission intégrale, Richard Jensen a préféré, en revanche, laissé de côté la boîte de vitesses Teramala également conçue par Ferguson, jugeant préférable de rester fidèle à la boîte de vitesses déjà montée depuis plusieurs années sur les modèles de la marque et qui fait l’unanimité auprès de la clientèle pour sa robustesse ainsi que sa facilité d’utilisation. A savoir l’excellente transmission automatique Torqueflite, elle aussi conçue et produite, tout comme les moteurs que l’on retrouve sous le capot des Jensen, par la Chrysler Corporation.
Si ce choix permet à Jensen de faire des économies, elle aura, par contre, une incidence assez importante sur le plan technique, en obligeant les ingénieurs de la marque a procédé à un nombre assez important de modifications afin de pouvoir adapter le mieux possible cette transmission inédite, non seulement, à la boîte de vitesses d’origine Chrysler mais aussi au châssis de la CV-8. En effet, en attendant la finalisation de la mise au point de la future Interceptor, c’est le modèle actuel de la marque, le coupé CV-8 qui va donc servir de « cobaye » aux ingénieurs de la firme afin de tester la viabilité du système Ferguson sur une voiture de série. Pour parvenir à cela, les ingénieurs de West Bromwich ont été obligés de reculer la mécanique, d’allonger l’empattement du châssis ainsi que d’élargir le tunnel de transmission. Les quatre roues motrices ne sont toutefois pas la seule solution technique d’avant-garde dont la Jensen Ferguson Formula peut toutefois se prévaloir, puisqu’elle est également équipée du premier système électronique de contrôle du freinage, assorti d’un dispositif anti-blocage qui fut, lui aussi, testé sur la Ferguson F1. Un système qui n’est rien d’autre que l’ancêtre de l’ABS qui équipe aujourd’hui toutes les voitures modernes. Ce dispositif, fonctionnant sur le principe d’un système pneumatique, offrant l’avantage d’assurer des freinages parfaitement droits sans risquer, à aucun moment, un blocage du système de freinage en exerçant simplement une pression énergique sur la pédale de freins.
C’est en octobre 1965 que le prototype de la futur Jensen, à quatre roues motrices est dévoilé au public, en même temps que celui de la future Interceptor. C’est au début de l’année suivante qu’elle effectue ses premiers tours de roues sur le terrain, sur les routes de montage du sud de l’Europe, entre les mains de Kevin Beattie, l’ingénieur en chef de la firme, afin de tester la viabilité de la transmission et de l’ABS Ferguson en conditions réelles. Même s’il ne s’était pas privé, lors de la genèse du projet, de manifester assez fermement son opposition à un projet auquel il ne croyait guère Alan Jensen avouera néanmoins avoir été fort impressionné par la tenue de route de l’engin (notamment sur terrain difficile) et que celle-ci supplantait nettement celle des autres GT, même les plus performantes. Si le développement de la Jensen FF se trouve maintenant à un stade avancé, celui de la future Interceptor avance lui aussi à grands pas et, même si Richard Jensen ne cache pas sa hâte de voir l’aboutissement de ce projet, qu’il a ardemment défendu face à son frère, aux yeux des deux hommes, c’est bien cette dernière qui doit avoir la priorité. Les lignes du coupé CV-8 étant clairement devenu passé de mode, il devient donc important pour l’avenir de Jensen que la relève soit rapidement assurée. Les deux frères décident donc de laisser provisoirement le chantier de la future Grand Tourisme à quatre roues motrices de côté et de se focaliser sur le lancement de l’Interceptor. Mener à bien et en parallèle deux chantiers de grande envergure comme ceux de l’Interceptor et de la Jensen Ferguson Formula n’est toutefois déjà pas une tâche aisée pour un grand constructeur et encore moins pour un artisan-constructeur comme Jensen. Alan ne manque d’ailleurs pas de faire remarquer à Richard que le coût important qu’à représenter l’étude de cette dernière, sans compter celle de l’Interceptor a sérieusement entamé la trésorerie de l’entreprise et qu’ils n’auront sans-doute plus les moyens de faire étudier et surtout produire en série une carrosserie spécifique pour celle qui est destinée à devenir la nouvelle « GT des temps modernes » ainsi que la vitrine du savoir-faire technologique de la marque. La seule solution consistant, dès lors, à habiller les deux modèles de la même carrosserie, c’est-à-dire de celle créée pour l’Interceptor et héritera aussi de son patronyme.
C’est donc sous le nom d’Interceptor FF qu’elle est officiellement commercialisée dans le courant de l’année 1966, quelques mois après son aînée. « Officiellement », car, en dépit du travail considérable déjà accompli durant ces quatre dernières années par l’équipe formée d’ingénieurs de Jensen et de Ferguson qui ont travaillé à son développement, la nouvelle Jensen à transmission intégrale n’est pas encore entièrement fiabilisée et n’est donc toujours pas prête pour une véritable carrière commerciale. La firme ne cachant d’ailleurs pas aux clients que l’Interceptor FF était une sorte de « laboratoire roulant » et qu’il s’agissait, pour ceux qui en faisait l’acquisition, d’accepter de jouer, en quelque sorte, les « clients-cobayes » pour la marque en poursuivant la mise au point de cette GT hors normes. Jensen leur garantissant, en échange, une assistance sans faille. Une équipe d’ingénieurs triés sur le volet étant mis à leur disposition, quasiment sept jours sur sept, afin d’assurer, de la manière la plus rapide et la plus efficace, l’entretien et la réparation de cette GT d’un genre nouveau.
Ce n’est qu’en 1969, après trois ans de travail plutôt ardent, que l’Interceptor FF put être considérée comme étant véritablement et entièrement mise au point. Un travail accompli, pour une part non négligeable, grâce à l’aide précieuse des clients qui ont fait l’acquisition des premiers exemplaires. Le plus souvent des fidèles de la marque qui acceptèrent, sans trop de de jouer les « clients-cobayes » afin d’apporter leur contribution à la mise au point de cette GT d’un genre nouveau.
L’un des principaux atouts de l’Interceptor FF par rapport à ses concurrentes, anglaises ou étrangères, étant évidemment sa transmission intégrale développée par Ferguson qui assurait une répartition optimale de la motricité grâce aux deux différentiels installés sur les essieux avant et arrière. Celle-ci étant de 37% sur le premier, par l’action du différentiel et de 63% sur le second, offrant ainsi à son conducteur l’assurance d’une conduite optimale quel que soit les conditions météorologiques ainsi que l’état de la route. La Jensen Interceptor Ferguson Formula pouvant véritablement se targuer d’offrir une motricité exceptionnelle, ainsi que des sensations et une sécurité de conduite largement supérieure, sur bien des points, à celle de toutes ses rivales, mêmes les plus renommées et les plus puissantes. Ce que la firme de West Bromwich ne se priva évidemment pas de mettre en avant lors du lancement et de la promotion de son nouveau vaisseau amiral.
Cependant, malgré des qualités routières qui furent unanimement reconnues et saluées par les (rares) journalistes de la presse automobile qui eurent le privilège de pouvoir en prendre le volant et de la tester dans des conditions de route réelles, certains, au sein des cadres de la firme ne se privèrent pas, dès le départ, d’exprimer des doutes sérieux quant à la viabilité commerciale de l’Interceptor FF. Il est vrai, sur le marché des voitures de prestige, l’innovation technique est souvent mieux perçue et acceptée sur les modèles de grand tourisme ou de grand sport que sur les berlines, où la clientèle est, dans sa grande majorité, assez conservatrice. Toutefois, dans cette catégorie aussi, un grand nombre de clients potentiels risquaient de se montrer méfiants et donc assez réticents à faire l’acquisition d’un nouveau modèle trop innovant. Car un trop grand emploi de solutions techniques nouvelles, qui n’avaient encore jamais été employées jusqu’ici signifiaient aussi un grand nombre de problèmes de toutes sortes, que ce soit à court, moyen ou long terme.
D’autant que ni la solution de la transmission intégrale ni celle de l’ABS n’avaient encore, jusqu’ici, été employées par aucun grand constructeur. Il faudra, en effet, attendre 1979, avec la présentation de l’AMC Eagle et, surtout, celle, l’année suivante, de l’Audi Quattro et des nombreux succès que celle-ci remportera dans les rallyes pour que le système des quatre roues motrices démontre finalement, et de manière indéniable, son efficacité et sont alors accepté par un large public. Quant à l’ABS (pour Sytème anti-blocage des roues, ou Antiblockiersystem en allemand), il faudra, là aussi, un certain temps pour qu’il se « popularise » au sein des constructeurs automobiles et devienne un élément technique incontournable sur les voitures modernes. Si le système d’ABS conçu par Dunlop et Maxaret et monté sur la Jensen Interceptor FF restait un système mécanique, c’est durant les années 70 que l’entreprise allemande Bosch (qui travaillait déjà sur ce système depuis la seconde moitié des années 1930) mis au point ce qui sera « l’ABS moderne », c’est-à-dire un système d’antiblocage des freins à gestion électronique. Si les premiers modèles à en bénéficier furent les Mercedes Classe S et la BMW Série 7, à partir de 1978, celles-ci n’en étaient, cependant, équipées qu’en option. Il faudra ainsi attendre 1985 et le lancement de la Ford Scorpio pour voir une voiture de tourisme être dotée en série de l’ABS.
Comme il a déjà été mentionné plus haut, en raison des coûts de développement fort élevés de la mise au point de la transmission intégrale et de l’ABS, qui engloutirent une grande partie des ressources financières du constructeur, Jensen n’avait sans doute plus les moyens de produire en « série » une carrosserie spécifique pour la FF et dut donc se « résoudre » à réutiliser celle dessinée par Vignale pour l’Interceptor. Si, de prime abord, il apparaît donc assez difficile de reconnaître la version FF d’une Interceptor classique, plusieurs détails de carrosserie permettent néanmoins de distinguer les deux modèles. Le premier d’entre eux étant ses deux grilles d’aération latérales, placées sur les ailes avant entre le passage de roue et la portière (contre une seule pour l’Interceptor à propulsion). Parmi les autres détails, on peut aussi noter un capot plus bombé et doté d’une large prise d’air, une face avant au dessin « rectangulaire » ainsi que le logo « JFF placé à gauche de la calandre. Sans doute également pour des raisons de coûts, la Jensen Ferguson Formula reçoit la même motorisation que celle à qui elle emprunte également sa carrosserie. A savoir le V8 d’origine Chrysler affichant une cylindrée de 6 276 cc, alimenté par un carburateur quatre corps et développant une puissance de 335 chevaux. Une cavalerie qui, si elle est apparaît, certes, assez « respectable » n’est toutefois pas de trop pour permettre à la première GT à quatre roues motrices de l’histoire d’afficher des performances dignes de celles que l’on est en droit d’attendre d’une voiture de ce standing. Comme il n’est guère surprenant, étant donné la complexité technique et donc la taille conséquente du système de transmission intégrale conçu par Ferguson, celui-ci engendrait un poids supplémentaire non négligeable par rapport à la version classique à propulsion, qui ne manquèrent pas d’affecter les performances de la version FF. De plus, au vu de la taille comme de la complexité du dispositif, la marque renonça rapidement à l’étude d’une version à conduite à gauche. Ce qui limita d’autant plus sa diffusion, la plupart des ventes restant, dès lors, limitées au seul marché britannique. La plupart des amateurs de sportives « exotiques », aussi fortunés et originaux soient-ils, n’étant, en effet, pas vraiment disposés à s’accommoder du volant à droite.
Même si la plupart de ses concurrentes n’étaient pas vraiment ce que l’on pourrait appeler des « poids plume », aux yeux des clients et donc de ceux de la plupart des constructeurs, que la firme craignait qu’un poids trop important ne fasse douter les acheteurs potentiels des qualités routières ainsi que des performances de la voiture (en dépit des chiffres affichés) ? En tout cas, la firme n’hésita pas à mentir sur le poids réel de l’Interceptor FF, puisque si, officiellement, celle-ci affichait 1 727 kg à vide, plusieurs journalistes automobiles qui eurent la chance d’en prendre le volant eurent la (bonne) idée de la placer sur la balance et se rendirent alors compte que celle pèse en réalité près de 200 kilos de plus que ce qui est indiqué par le constructeur !
Si la plupart des revues les plus en vue de la presse automobile de l’époque ne tarisse pas d’éloges sur les qualités de cette GT anglo-américaine hors normes, au premier rang desquelles figurent, bien évidemment, la tenue de route et si la Jensen Interceptor FF reçoit le titre fort envié de Voiture de l’Année 1967, cela ne sera toutefois pas suffisant pour réussir à convaincre la clientèle fortunée de se laisser convaincre par les promesses et les atouts de cette nouvelle « Reine de la route ». Ceux-ci ne devant, manifestement, pas paraître suffisant aux yeux des passionnés de sport et de vitesse, sur des nationales et des autoroutes encore dépourvues de limitation de vitesse, pour justifier de signer un chèque d’un montant exorbitant de plus de 6 000 Livres sterling, soit près du double du prix de vente d’une Interceptor classique !
Outre une solution technique encore inédite sur une voiture de série, mal connue du public, si Jensen était déjà parvenue une image de marque assez solide au sein d’un public de connaisseurs par la qualité de construction ainsi que les hautes performances de ses modèles, ceux-ci avaient toujours affiché une fiche technique demeurant fort classique. Il n’est pas exagéré de dire que, dans ce domaine, Jensen était l’antithèse exacte de Citroën. Si les frères Jensen avait évidemment conscience, dès la genèse du projet, que cette première GT à quatre roues motrices de l’histoire automobile ne connaîtrait sans doute qu’une diffusion assez limitée, les chiffres qu’atteignirent la production de l’Interceptor FF durant sa carrière n’en furent pas moins, au final, forts décevants pour la firme Jensen, avec, au total, à peine 320 exemplaires, toutes versions confondues (195 pour la version Mark I, produite entre 1996 et 1969 ; 110 pour la Mk II, commercialisée entre 1969 et 71 et à peine 15 exemplaires de l’ultime version Mk III en 1971), sorties des ateliers de l’usine de West Bromwich en cinq ans, entre 1966 et 1971.
Le coût du développement et de la production en série de la transmission intégrale Ferguson ainsi que du système de freinage ABS furent tels que celle-ci ne fut jamais rentable pour la firme de West Bromwich. Lorsqu’en 1970, l’importateur Kjell Qvale, qui s’est construit une fortune ainsi qu’une réputation enviable comme importateur de voitures européennes sur la Côte ouest américaine, rachète le constructeur, l’une de ses premières mesures est de mettre fin à tous projets de développement sur l’Interceptor FF qui, si elle est une vitrine technologique, est aussi pour la marque un véritable gouffre financier. Celle qui, lors de sa présentation, fut surnommée « la voiture la plus sûre au monde » quitte donc la scène et sans tambours ni trompettes. Il faudra attendre près d’une décennie pour que le public découvre celle que l’on peut considérer, à bien des égards, comme sa « descendante »: l’Audi Quattro. Grâce aux trophées qu’elle remportera dans les plus grandes épreuves des rallyes, celle-ci prouvera que la transmission intégrale n’était pas destinée à n’être réservée qu’aux tout-terrains et qu’elle avait aussi de nombreux atouts à faire valoir sur une voiture de grand tourisme. Sans doute est-ce cela, comme le fait d’avoir été produite par un constructeur d’une envergure beaucoup plus grande que celle de Jensen, qui permettra à l’Audi Quattro de connaître un large succès qui ne se démentira pas jusqu’à la fin de sa production au début des années 90.
La volonté du constructeur britannique de prouver, en lançant sur le marché l’Interceptor FF, les avantages des quatre roues motrices par rapport à la transmission classique ainsi, sans doute, que de prouver que l’industrie automobile britannique en général et les artisans-constructeurs en particulier étaient eux aussi capable d’innovation était aussi évidente que louable. Mais il apparut rapidement que la firme de West Bromwich n’avait pas les épaules suffisamment larges pour se permettre de se lancer dans une telle aventure, qui apporta certainement beaucoup à celle-ci en terme d’image de marque mais qui lui coûta aussi énormément sur le plan financier, mettant sérieusement à mal les comptes de l’entreprise.
Après l’arrêt de la production de la FF, l’Interceptor « classique » à propulsion poursuivra, elle, sa carrière jusqu’en 1976. D’abord disponible uniquement en coupé, elle sera, par la suite, à la fin de sa carrière déclinée sous différentes versions, en termes de carrosseries comme de motorisation (avec, notamment, une version SP – pour « Six Pack » – à hautes performances). Si, avec dix années de production et près de 6 600 exemplaires produits. l’Interceptor restera le plus grand succès de l’histoire de la marque, la première crise pétrolière lui sera fatale comme à la firme Jensen. Si celle-ci tentera de se diversifier avec le lancement de la Jensen-Healey, un petit roadster sportif à moteur Lotus censé concurrencer les MG et les Triumph (et conçu en collaboration avec Donald Healey, le créateur des Austin-Healey, dont Jensen assurait d’ailleurs la fabrication des carrossiers), au lieu de permettre à la firme de sortir la tête hors de l’eau, l’échec cuisant de ce nouveau modèle, par la faute d’une fiabilité calamiteuse, le moteur Lotus se révélant fragile comme du cristal.
Acculée par des pertes massives, Jensen se voit finalement contrainte de déposer le bilan en 1975 et ferme ses portes l’année suivante. Si plusieurs tentatives de résurrection de la marque auront lieu par la suite celles-ci ne seront, malheureusement, toutes, que des feux de paille. La courte aventure de l’Interceptor Ferguson Formula, si cette dernière peut véritablement se prévaloir du rôle de précurseur, aura, en tout cas, également prouvé qu’il n’est, souvent, jamais bon d’avoir raison trop tôt.
Texte Maxime Dubreuil
Photos Droits Réservés/ jensenmuseum.org
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