BUGATTI 57 – Derniers étés à Molsheim.
Au début des années 1930, la réputation de la marque Bugatti n’est désormais plus à faire, le constructeur, installé à Molsheim en Alsace s’étant, depuis longtemps maintenant, constitué une excellente réputation dans le domaine des voitures de sport, dont il est devenu un acteur incontournable au sein de l’industrie automobile français de l’entre-deux-guerres. Sans-doute parce qu’il estime n’avoir plus grand-chose à prouver en tant que constructeur automobile et aussi parce qu’il souhaite à présent se consacrer à d’autres activités, d’autres voies que, jusqu’ici, étant focalisé presque entièrement sur la conception et la production de ses voitures, il n’avait pu véritablement explorer autant qu’il le voulait, Ettore Bugatti décide, en 1932, de confier la direction de l’usine de Molsheim à son fils aîné Jean. Malgré son jeune âge (Il est né en 1909 et n’a donc que 23 ans à peine), ce dernier est bien le digne fils de son père et, comme ce dernier, a déjà su montré, à maintes reprises, ses talents d’ingénieur comme de dessinateur, se révélant, en effet, aussi doué pour la conception de moteurs et autres pièces mécaniques que pour esquisser les lignes des carrosseries destinées à habiller les nouveaux modèles de la marque. Sachant qu’avec lui l’usine de Molsheim est entre de bonnes mains, Ettore passe désormais la plus grande partie de son temps à Paris, dans son atelier qu’il a installé rue du Débarcadère où il peut à présent se consacrer librement à ses autres passions.
De son côté, Jean a été préparé depuis son enfance par son père à reprendre un jour la direction de l’usine et n’éprouve donc aucune difficulté à endosser ce rôle. Ce qui le différencie de son père, c’est que Jean Bugatti, plus qu’un créateur, au sens « strict et « premier » ou propre du terme est plus un « animateur », à la manière de ce que sera plus tard Enzo Ferrari. Ettore, lui, avait, depuis longtemps, pour habitude d’entièrement diriger, de manière directe et étroite, un projet de A à Z, en ne laissant guère qu’un rôle d’assistants ou de « faire-valoir » aux ingénieurs, dessinateurs et autres cadres de l’usine, pouvant alors se revendiquer (souvent à juste titre) que le seul et unique créateur des nouveaux modèles qui sortaient des ateliers de Molsheim. Jean, de son côté, contrairement à son géniteur, n’a jamais eu pour habitude de « tirer la couverture à lui », de maintenir (souvent volontairement ou parfois aussi inconsciemment) dans son ombre les hommes qui travaillaient sous ses ordres ni même de se mettre constamment en avant lorsqu’il s’agissait de savoir à qui revenait la paternité de tel ou tel modèle. Acceptant sans aucun mal de partager celle-ci avec le reste de son équipe ou même de laisser la place au premier rang à ces derniers.
Une fois qu’il se retrouve installé derrière le bureau du patron, la première tâche importante à laquelle doit s’atteler Jean Bugatti est de réorganiser la gamme des modèles proposés au catalogue. Celui-ci se trouve alors encombré par une multitude de modèles qui, aussi séduisants soient-ils (tant sur le plan des lignes que des performances) ne sont, malheureusement, pour la plupart, plus guère rentables. Le seul modèle de la gamme qui rapporte encore réellement des bénéfices à l’usine de Molsheim est le Type 49. C’est donc à celui-ci que le nouveau modèle qui est alors mis à l’étude va succéder. En comparant attentivement leurs fiches techniques, on se rend d’ailleurs compte que ces deux modèles partagent plusieurs points en commun : le pont arrière, les cotes des cylindres (72 sur 100 mm),… Mais la filiation entre le Type 49 et sa remplaçante s’arrête toutefois là. Si cette dernière sera bien une « vraie » Bugatti, elle va toutefois marquer (et c’était là une volonté expresse de Jean Bugatti) une rupture avec celles qui l’ont précédée au catalogue et abandonner un certain nombre de traditions de la marque. Elle sera ainsi la première Bugatti où le bloc-moteur est commun avec celui de la boîte de vitesses, à être équipée d’un embrayage monodisque à sec et sera aussi le premier modèle de la marque à recevoir des freins hydrauliques.
Si, au sein du personnel de l’usine, la nouvelle Bugatti sera toujours surnommée « la voiture de monsieur Jean », et si l’inspiration en revient bien à Jean Bugatti, elle doit aussi beaucoup à deux des principaux ingénieurs de Molsheim, Noël Domboy et Antonio Pichetto. Ce dernier (comme son nom le laisse deviner) est d’origine italienne et à émigré en France pour suivre un autre de ses confrères et compatriotes, l’ingénieur Cappa. Le premier projet auquel participera Pichetto, une fois qu’il a rejoint Bugatti, sera de participer à la conception du Type 53 à quatre roues motrices. Son travail sur ce modèle a sans doute fortement influencé l’ingénieur italien, car le premier prototype de la nouvelle Bugatti, terminé au printemps 1933, ait hérité de certaines des caractéristiques du Type 53, dont la calandre, les roues et la suspension avant à roues indépendantes.
Si les créateurs du nouveau modèle de la marque de Molsheim sont bien Jean Bugatti et les ingénieurs Domboy et Pichetto, Ettore Bugatti a lui aussi sa part dans la paternité de celui-ci et à, de manière « indirecte » mais cependant bien réelle, apportée sa contribution à sa conception et le résultat final que présentera le modèle définitif est bien le reflet des conceptions, parfois contradictoires, du père et du fils en matière d’automobile. Bien qu’il se soit fait rare ces derniers temps à Molsheim, passant maintenant, comme on l’a dit, le plus clair de son temps dans la capitale française, Ettore revient néanmoins, de temps à autre en Alsace (sans toujours prévenir à l’avance ni son fils Jean ni les cadres ou les ouvriers de l’usine) afin de vérifier la bonne marche des affaires de l’entreprise ainsi que de se tenir, directement, au courant des projets sur lesquels travaille le bureau d’études. Lors d’une de ses visites à l’improviste au sein de l’usine, il tombe, par hasard, sur les plans de celle qui doit devenir la future Bugatti. Les principaux ingénieurs et stylistes qui travaillent sur ce projet sont alors aussitôt convoqués par le Patron qui insiste vigoureusement pour qu’ils revoient leurs plans, notamment sur certains points qu’il juge importants, voire incontournables, notamment en ce qui concerne la calandre, l’essieu avant et le volant qui doivent équipés ce nouveau modèle, et qu’ils en reviennent à ce qu’il considère comme les « fondamentaux » de la marque. « Une Bugatti digne de ce nom doit avoir un radiateur Bugatti, un essieu Bugatti et un volant Bugatti ! ».
En clair, les ingénieurs Domboy et Pichetto doivent, entre autres, faire une croix sur les roues avant indépendantes dont ils avaient songé, au départ, équiper celle qui doit succéder au Type 49 et revenir au classique essieu avant rigide, sur lequel le fondateur se montre quasiment intransigeant. Si, de prime abord, certaines des solutions techniques imposées par le Patron, et qui équipent les voitures de la marque parfois depuis ses origines (ou presque) peuvent apparaître comme un refus de la « modernité » et, aux yeux de certains, feront apparaître, sur certains, la nouvelle Bugatti comme quelque peu « anachronique » par rapport à la plupart de ses concurrentes (qui, pour un certain nombre d’entre-elles, ont déjà adopté ou adopteront rapidement les roues indépendantes, à l’avant comme à l’arrière), elles contribueront cependant à apporter à la nouvelle Bugatti une part importante de ce qui constituera sa « personnalité ». L’une des caractéristiques essentielles de celle qui sera baptisée le Type 57, tant sur la plan technique qu’esthétique, qui, aux yeux de ceux qui auront la chance d’en prendre le volant, fera aussi tout le « sel » et tout le plaisir de la conduite (certes « virile ») de la nouvelle Bugatti, est justement ce mélange, ce conflit des cultures, ce « choc » entre deux générations, celle d’Ettore et de son fils Jean. Ce mélange entre tradition ou conservatisme et modernité. Cette alliance entre cette calandre en forme de « fer à cheval » haute et droite, qui (comme Ettore l’avait d’ailleurs rappelé à ses stylistes et ingénieurs) constitue l’un des points essentiels de « l’ADN » des Bugatti et ses carrosseries qui, en ce milieu des années 30, commence à s’abaisser et à arrondir leurs angles, à abandonner le style des véhicules hippomobiles en vigueur depuis la genèse de l’automobile au profit d’un nouveau style propre à celui-ci, plus moderne et plus aérodynamique. De même que l’imposant essieu à l’avant, presque invisible sous les ailes enveloppantes des nouvelles carrosseries qui habillent le châssis, mais qui affirme sa présence au conducteur dès que ce dernier prend les commandes de la voiture. Ainsi que le volant, au diamètre imposant, dont le style, bien qu’il devait probablement déjà apparaître désuet lors de la présentation du modèle, renvoie directement au monde au sein duquel Bugatti a bâtie une grande partie de son image de marque, la compétition et qui, là aussi, comme Ettore en était convaincu, fait partie, de manière incontournable, de l’identité des voitures portant son nom. Et lorsque la nouvelle Bugatti 57 sera dévoilée au public, le patron sera pleinement satisfait du résultat et de voir que ses hommes ont respecté ses conseils (même si ceux-ci avaient sans doute été interprétés par ces derniers comme des ordres) et se dire qu’avec cette visite surprise à l’usine, ce jour-là, il n’avait sans doute pas perdu sa journée. Même si son intervention sur le développement et la conception de la 57 fut, somme toute, assez limitée, elle n’en a pas moins été fondamentale pour forger l’identité du nouveau modèle du constructeur de Molsheim.
Il convient aussi de rétablir la vérité concernant le dessin des différentes carrosseries dont seront habillés les châssis de la 57, dont on a souvent dit que plusieurs d’entre-elles avait été dessinées, entièrement et directement, par Jean Bugatti lui-même. Il est vrai que certaines des carrosseries les plus emblématiques qui seront créées pour le Type 57, comme les coupés Atalante et Atlantic, porteront, de manière claire et indéniable, la patte de ce dernier et seront les reflets de ses goûts et ses conceptions en matière de style. Toutefois, il ne les a pas dessiné lui-même, ayant, en effet, pour habitude de communiquer ses idées à l’un de stylistes du bureau de style, du nom de Walter, qui les couchait alors sur le papier, avec, parfois, la participation de l’ingénieur Pichetto qui avait, lui aussi, un bon coup de crayon. A cette époque déjà, le design automobile américain commençait à exercer une influence sur les modèles de la production européenne et les dessins des carrosseries de la Bugatti 57 en sont d’ailleurs, eux aussi, la preuve : il n’y a qu’à les mettre à côté de ceux de la plupart des modèles produits par les constructeurs de Detroit à la même époque pour constater que les similitudes de lignes générales sont assez frappantes.
Qu’elles soient dues à Jean Bugatti ou non, les différentes carrosseries qui seront proposées au catalogue de la marque sur la 57 n’ont toutefois pas uniquement puisé leur inspiration chez les voitures américaines contemporaines, mais aussi, pour une part importante, dans celui d’un des modèles les plus célèbres du constructeur de Molsheim, qui a précédé le Type 57 : le coach Type 50. (Les lignes de ce dernier ayant été, il est vrai, elles-même influencées par certains projets du styliste américain Alan Leamy, qui exerça son talent sur des modèles aussi prestigieux et emblématiques que la Duesenberg J ou la Cord L-29). Le coach Ventoux, l’une des carrosseries que l’on verra le plus souvent sur la Bugatti 57, étant d’ailleurs une version revue et modernisée, ou « assagie », du coach Type 50. Ce qui est d’ailleurs particulièrement évident sur la première version du coach Ventoux, encore dépourvu de jupes sur les ailes. Celui-ci servira aussi d’inspiration ou de base pour l’élaboration de certaines des autres carrosseries proposées au catalogue, comme le cabriolet Stelvio ou encore la berline Galibier qui (en tout cas dans sa première version) sera, tout simplement, une version à quatre portes du coach Ventoux (Elle sera d’ailleurs construite sur le même châssis que ce dernier, avec donc le même empattement). Si le cabriolet Stelvio était référencée parmi les carrosseries « d’usine », elle était, en réalité, fabriquée dans les ateliers du carrossier Gangloff à Colmar. L’une des carrosseries les plus réussies et les plus connues qui équiperont la 57 sera toutefois le coupé Atalante, apparu en 1935, dont certains traits de style (notamment le dessin des ailes profilées) inspirera d’ailleurs celui de certaines modèles ultérieurs qui intégreront le catalogue de la 57 dans ses dernières années (comme les secondes versions du cabriolet Stelvio et de la berline Galibier). Ici aussi, un examen attentif des lignes montre que l’inspiration venue d’outre-Atlantique est assez évidente, notamment, dans le cas de l’Atalante, avec l’Auburn 851 Speedster dessiné par Gordon Buehrig (qui fut l’un des élèves de Leamy), ou, pour la nouvelle berline Galibier, avec la Cord 810. On ignore si, lorsqu’il en avait fait tracer les lignes, Jean Bugatti était parfaitement conscient de la source d’inspiration de ces modèles (qui devait certainement déjà apparaître évidente aux yeux de certains observateurs de l’époque) mais personne, en tout cas au sein du personnel de l’usine, n’aurait sans doute osé le lui dire. Ceci n’enlève toutefois rien à son mérite, car, quitte à puiser tout ou partie de son inspiration dans les modèles d’autres constructeurs (qu’ils soient américains ou européens), encore faut-il savoir choisir ses sources d’inspiration. En s’inspiration ainsi (pour prendre un exemple assez illustratif), pour concevoir les lignes de la berline Galibier, de la Cord 810, Jean Bugatti avait fait là un excellent choix, cette dernière étant unanimement considérée (à son époque comme aujourd’hui) comme l’une des plus belles voitures du monde. Alors que, au même moment, d’autres constructeurs, en voulant rajeunir et moderniser les lignes de leurs modèles, ne trouvent guère mieux que de vouloir imiter la Chrysler Airflow. Or, si certains réussiront brillamment cet exercice (comme Lincoln avec la Zephyr ou Peugeot avec la 402) et si l’histoire a, aujourd’hui, reconnue son rôle de pionnière de l’aérodynamisme au sein de l’univers automobile, il faut néanmoins reconnaître qu’elle ne fut guère un modèle d’élégance. Il est nécessaire aussi de mentionner que Jean Bugatti, ainsi que les dessinateurs qui travaillaient sous ses ordres, loin de se contenter de copier sur leurs voisins, firent aussi preuve d’une créativité indéniable et qu’un certain nombre de traits de style essentiels que l’on retrouve sur les différentes carrosseries de la 57 furent bel et bien le fruit de leur propre création.
Si toutes les carrosseries qui figuraient au catalogue lors du lancement de la 57 évolueront au fil des ans, cédant à la nouvelle mode de l’aérodynamisme, afin de rester dans « l’air du temps », le coach Ventoux restera, toutefois, lui, l’exception à la règle, sa ligne n’évoluant guère à l’exception des ailes, qui deviendront plus enveloppantes) jusqu’à sa disparition à la fin de l’année 1938.
Si le châssis de la 57 « normale » ou « standard » s’accommodera sans difficultés d’à peu près de tous les types de carrosseries (qu’il s’agisse de celles réalisées par l’usine ou par des carrossiers extérieurs), la 57 S, quant à elle, possédant un châssis aux proportions très peu « américaines », ce sera lui qui « imposera sa loi » aux carrosseries qui habilleront ce modèle exclusif.
La 57 S bénéficiait, en effet, d’un châssis spécialement conçu pour elle, plus court et aussi plus bas (grâce, notamment, au pont arrière passant au travers des longerons). Cette version sportive est d’ailleurs équipée d’une mécanique qui est, elle aussi, spécifique, laquelle ne dérive pas du moteur de la 57 « standard » mais de celle du Type 59 qui s’est illustré en Grand Prix. Autres différences techniques essentielles qui la différencie de la 57, son moteur est équipé d’un système de graissage à carter sec et sa suspension reprend l’essieu avant spécial en deux parties tournant dans un manchon central qui avait également été conçu pour la 59.
Plus compacte et plus légère que la 57 « normale », la 57 S a d’ailleurs une vocation assez différente de cette dernière. Alors que la 57 « tout court » est destinée aux voyages au long cours sur les longues nationales (les autoroutes n’existant pas encore à l’époque en France) à un rythme relativement « tranquille », la 57 S, de son côté, même lorsqu’elle est habillée de carrosseries dignes de figurer dans les concours d’élégance, se veut une véritable voiture de sport, destinée à des trajets plus courts mais parcourus à vive allure. Les sensations ressenties à son volant étant d’ailleurs encore plus vives et « viriles » que sur une 57 « normale », la 57 S se présentant, sur bien des points, comme une voiture de course à peine civilisée. Le huit cylindres qui l’équipe pouvant ici s’y exprimer sans contrainte. Plus encore que sur la 57 « standard », la version S sacrifie ici une grande partie du confort dont celle-ci pouvait encore se prévaloir au seul profit des performances. Elle démontra aussi (en particulier à ceux qui eurent la chance de pouvoir conduire l’une et l’autre et ainsi de comparer les deux versions) que le confort offert par le châssis normal provenait, en grande partie, de son long empattement et que, sur la 57 S, en réduisant l’un, on diminuait forcément l’autre. Sans doute conscient, dès le départ, que le comportement « sans concession » de la 57 S risquait probablement de rebuter une part importante de la clientèle (qui n’étaient évidemment pas tous des pilotes confirmés) et qu’elle ne parviendrait donc à séduire que ceux qui avaient suffisamment de talent pour parvenir à la « dompter », Jean Bugatti et ses ingénieurs se mirent alors à réfléchir à l’étude d’une version plus « homogène » et « civilisée ». Le résultat de ces travaux sera la 57 C. Equipée d’un compresseur Rootes, celui-ci qui offrait des performances comparables à celle de la version S tout en préservant le confort offert par la 57 « standard ». Se voyant ainsi, si pas supplanter, en tout cas concurrencer, au sein du catalogue de la marque, par une version offrant suffisamment de qualités pour lui permettre de séduire une clientèle plus large, la 57 S n’avait plus vraiment de raison d’être et disparaîtra ainsi de la gamme en mai 1938. Si, par son caractère sans compromis, elle était vouée, dès son lancement, à rester un modèle assez « marginal » sur le plan commercial, il faut néanmoins reconnaître que la 57 S était, indéniablement, l’une des meilleures sportives françaises de l’époque et qu’elle offrait même (avec quinze ans d’avance) des performances comparables à celles de la Jaguar XK 120 (dont le six cylindres en ligne présentait, à peu près, une cylindrée identique à celle du huit cylindres de la 57).
Parmi toutes les carrosseries et les versions de la Bugatti 57, l’une des plus réussies et aussi l’une des plus célèbres est, incontestablement, le coupé Atlantic. A l’origine, l’idée de la création de ce modèle au dessin inédit et qui restera sans doute l’une des versions les plus exclusives jamais proposées sur la 57 n’est toutefois pas, directement, due à Ettore ou à Jean Bugatti, mais à un vieil ami du Patron, De Viscaya. Ce dernier avait breveté un système de carrosserie constituée de panneaux rivetés réalisés en alliage léger. Réalisant, à la fois, l’originalité et l’ingéniosité de ce procédé, Jean Bugatti décida de l’employer sur une version spécial de la 57, tout en y apportant toutefois une différence significative : contrairement au brevet De Viscaya, les panneaux d’alliage léger n’étaient plus rivetés sur une nervure rabattue du côté interne de la carrosserie mais à l’extérieur de celle-ci, en lui faisant ainsi jouer également un rôle décoratif sur le style de la voiture. Un peu à la manière d’un gant ou d’un vêtement que l’on porterait retournée afin de laisser, volontairement, les coutures apparentes. Même s’il convient aussi de mentionner que cette modification du procédé a été décidée par Jean Bugatti afin de faciliter le processus de fabrication et d’assemblage des panneaux de la carrosserie. D’un point de vue esthétique, le résultat de ce changement apporté au procédé de fabrication est d’apporter un léger côté « brut de décoffrage », volontaire et assumé, sur une carrosserie aux lignes par ailleurs fort fluide, laquelle correspond parfaitement au caractère d’une voiture de grand sport. Seuls trois exemplaires de cette première version de celle qui n’a pas encore l’Atlantic mais Aérolithe (un nom assez bien trouvé, car ses crêtes avec ses vices apparentes, qui n’étaient pas sans rappeler la peau de certains reptiles comme le varan de Komodo, lui donnaient un peu l’allure d’un engin « extraterrestre »), qui sera présentée pour la première fois au public lors du Salon automobile de Londres en 1936, trouveront preneurs. Par rapport au modèle « de série », le prototype présenté à Londres se distinguait par sa calandre plate (similaire à celle de la 57 normale), alors que les trois exemplaires vendus à des clients privilégiés recevront, quant à eux, la calandre en forme de bouclier (ou de masque d’escrime) et d’étrave de la 57 S. Si les trois exemplaires « de série » existent toujours aujourd’hui, le prototype Aérolithe, lui, en revanche, a malheureusement disparu sans laisser de traces.
A l’image de la majeure partie de ses devancières et étant donné que la compétition était le domaine au sein duquel le constructeur de Molsheim avait bâti quasiment toute son image de marque, il n’est donc guère étonnant que la 57 se soit, elle aussi, illustrée sur les circuits. Il faudra toutefois attendre 1936, soit deux ans après son lancement, qu’elle fait ses débuts en course, à l’occasion du Grand Prix de l’ACH (l’automobile Club de France). Pour celui-ci, l’usine réalise trois 57 S spéciales, équipées d’un moteur plus poussé (mais sans compresseur), des roues « précontraintes » empruntées à la 59 et habillées de carrosseries de roadster profilée à l’aérodynamique efficace mais aussi aux lignes singulières. Dessinées par Antonio Pichetto, celles-ci vont rapidement être surnommées les « tanks » (leur allure générale n’étant pas, en effet, sans évoquer celles d’un char d’assaut). Celle pilotée par Jean-Pierre Wimille remportera d’ailleurs l’épreuve. Ces mêmes voitures (modifiées avec l’adjonction d’une roue de secours apparente et d’un projecteur latéral) seront à nouveau alignées, l’année suivante, au départ des 24 Heures du Mans, mais, cette fois, elles ne sont plus qu’au nombre de deux. Le duo Wimille-Sommer se hissera à la première place de l’épreuve sur la même voiture qu’au Grand Prix de l’ACF. Si cette dernière a été préservée dans son état d’origine, le destin qu’ont connu les deux autres voitures est plus incertain. Selon certaines sources, elles auraient servi de base à la réalisation de deux prototypes, baptisés 57 S 45, restés toutefois sans suite. Lors des 24 Heures du Mans en 1939 (les dernières qui seront disputées avant le déclenchement de la guerre), l’usine réalise une 57 C spéciale, recevant un châssis quasiment identique à celui de la 57 normale et du moteur à compresseur de la 57 C, des roues du Type 59 ainsi que d’une nouvelle carrosserie, encore plus enveloppante. Cette voiture, demeurée unique, remportera finalement l’épreuve mais non sans difficultés ; ce sera au volant de cette voiture que Jean Bugatti trouvera la mort, sur une route de campagne située non loin de l’usine, lors d’une séance d’essais, le 12 août 1939, à l’âge de trente ans à peine.
Par rapport à ses concurrentes de l’époque sur le marché français, la Bugatti 57 apparaît clairement comme une voiture de contrastes, où le côté « sportive pure et dure » héritée des modèles de la décennie précédente (aussi bien les modèles de tourisme que ceux conçus pour la compétition) cohabite plus ou moins bien (ou, plutôt, malaisément) avec le côté « confort bourgeois » héritée d’autres de ses devancières (notamment le Type 49 dont elle se présentait comme le successeur). C’est peut-être là le vrai point faible de celle qui sera le dernière modèle de grand tourisme commercialisé par le constructeur de Molsheim sous l’égide de son fondateur : Malgré tout le talent des Bugatti père et fils et de leurs ingénieurs, ils n’ont pas (entièrement) réussis à atteindre un résultat comparable à celui qu’avait obtenu Delahaye avec la 135 ou Hotchkiss avec la Grand Sport. A savoir obtenir un modèle qui puisse être considéré, à tous les points de vue ou presque (en tout cas selon les critères de l’époque) comme la parfaite illustration de la voiture de grand tourisme. Avec ce bilan contrasté, cet antagonisme entre sport et confort, Bugatti rappelait, involontairement ou inconsciemment mais de manière bien réelle et concrète, qu’il restait avant-tout et surtout un constructeur de voiture de sport et que, en dépit des efforts de ses concepteurs pour obtenir la meilleure GT possible, les performances « pures » prenaient toujours, au final, le pas sur le confort des occupants. Ce dont ceux qui avaient l’opportunité et le privilège d’en prendre le volant, et en particulier les clients les plus fidèles de la marque (qui, pour la plupart, avaient-t déjà eu entre les mains les modèles issus des années 1920 dérivés de ceux qui s’étaient illustrés sur les circuits) se rendaient très vite compte. Les sensations de conduite, même au volant d’un cabriolet Stelvio ou d’une berline Galibier (qui étaient sans doute, pourtant, les modèles les plus « bourgeois » de la lignée) n’étant pas sans rappeler, dans certaines situations ou sur certains terrains, celles des célèbres Type 35 et dérivés qui s’étaient illustrés dans les plus grandes épreuves comme aux 24 Heures du Mans. Avec l’inconvénient majeur que la Bugatti 57, de son côté, ne pouvait plus se prévaloir de la légèreté et de l’agilité dont jouissaient ces dernières et que le poids supplémentaire (et assez conséquent) venant non seulement des pesantes carrosseries qui l’habillaient (et qui, pour la plupart, étaient toujours construites sur une structure en bois) mais aussi du châssis en lui-même (l’excellente rigidité dont il bénéficiait se payant sur la balance).
Ettore Bugatti avaient, avec une pointe de dédain (sans doute caractéristiques des Italiens quand il s’agissait, à la fois, de vanter et de se convaincre de la supériorité de leurs créations par rapport à celles de leurs rivaux étrangers) surnommée les Bentley contemporaines « les camions les plus rapides du monde » ! Pourtant, ne lui en déplaise, et nonobstant tous ses talents (aussi grands qu’indéniables) en matière d’ingénierie et de mécanique, la 57 aurait pu, elle aussi, à certains égards, mériter assez bien ce surnom. Car, à l’image des utilitaires de l’époque le « revers de la médaille » en ce qui concerne la solidité et de la rigidité de son châssis était une pesanteur importante et, d’une certaine façon, presque absurde , même comparée à ces concurrentes de l’époque (qui, elles non plus, même en châssis « nu », n’étaient pourtant guère des poids plume). Si la plupart des clients de l’époque réussissaient, sans trop de mal, à s’en accommoder, de ce côté « sportive à l’ancienne » qui prédominait à son volant, cette alliance imparfaite entre la vitesse et le confort a sans doute due, malgré tout, en rebuter certains, qui lui ont alors préférer la Delahaye 135, la Hotchkiss Grand Sport ou encore la Talbot Lago SS, plus harmonieuses et « faciles à vivre » ou à conduire sur ce point. Outre les difficultés, aussi nombreuses que grandes, qu’aura à subir le constructeur de Molsheim au lendemain de la guerre (avec l’usine réduite en ruines durant le conflit, la disparition brutale d’Ettore Bugatti en 1947,…), c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles la Bugatti 57, contrairement à ses rivales, n’aura pas l’opportunité de reprendre sa carrière une fois les hostilités terminées.
Maxime DUBREUIL
Photos via Wheelsage
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