ALFA ROMEO GIULIETTA (berline) – La première Alfa « populaire » ?
Lorsque se termine le Second conflit mondial, l’état de l’industrie automobile italienne est à l’image du reste du pays et de l’Europe : en ruines ! Chez Alfa Romeo, l’on a parfaitement conscience que la période qui s’annonce va souvent les obliger, à l’image d’une grande partie de la population italienne, à « manger leur pain noir ». Bien qu’elle ait pris la décision de reprendre la production de la luxueuse 6 C 2500 et qu’il subsiste, en Europe (et qu’il existe, surtout, en Amérique) une clientèle élitiste pour cette dernière, la firme milanaise sait, par avance, que celle-ci ne suffira pas pour lui assurer des rentrées financières suffisantes. En outre, en tant qu’ancien allié de l’Allemagne nazie, le pays a été (littéralement) désarmé la marque au trèfle, une fois la guerre terminée et ne peut donc plus compter sur les commandes de l’Armée italienne (notamment pour les chars d’assaut et les moteurs d’avions, dont elle s’était fait une spécialité).
Le constat s’impose donc : il lui faut accepter de descendre (sensiblement, tout du moins) en gamme afin de parvenir à séduire une nouvelle clientèle, qui, auparavant, n’aurait probablement pas eu les moyens suffisamment pour rouler au quotidien en Alfa. Pour le constructeur milanais, il ne s’agit, toutefois, pas (encore) de devenir, véritablement, un constructeur de voitures populaires (cela ne viendra qu’avec le lancement de l’Alfasud au début des années 70). Mais, plutôt, d’investir le segment de ce que l’on pourrait appeler les « berlines intermédiaires de classe supérieure ». Avec, en ligne de mire, l’objectif de parvenir à ravir une (grande) partie de la clientèle d’un autre grand constructeur italien : Lancia.
Ceci, en leur conférant une caractéristique supplémentaire leur permettant de se distinguer de la concurrence : un tempérament sportif qui permettra ainsi de séduire les pères de famille souhaitant pouvoir disposer d’une voiture qui puissent leur permettre, au quotidien, de se rendre à leur travail tout en s’offrant des balades à vitesses soutenues durant le week-end. (Le même concept, adapté sur les compactes et citadines, donnera d’ailleurs naissance, dans la seconde moitié des années 70, à la catégorie des GTI). Si une première étape décisive dans le renouvellement ainsi qu’une certaine « démocratisation » des productions automobiles du constructeur milanais avait déjà été amorcée avec la berline 1900, une nouvelle étape sera franchie avec la présentation, au Salon automobile de Turin de 1955, de la Giulietta, qui entend s’adresser à un public plus large encore.
Une autre singularité est que, contrairement à la coutume en vigueur au sein de la plupart des constructeurs, où la berline entrait en production avant les (éventuels) versions ou modèles à deux portes qui en étaient dérivées, ici, la berline Giulietta ne sera commercialisée qu’un an après le coupé Sprint. (Lequel était basé sur le même châssis et recevait la même motorisation que cette dernière). Dans le cas présent (et contrairement à d’autres cas similaires dans la production automobile italienne), la raison n’est pas, véritablement, à chercher dans une quelconque stratégie commerciale, mais trouve plutôt son origine dans le temps d’adaptation nécessaire de l’outil de production.
En dépit du premier pas qui a été, là aussi, franchi en ce sens avec la 1900, les chaînes d’assemblage de l’usine de la firme milanaise ne sont encore guère adaptées pour la production en grande série d’un modèle qui (en tout cas, s’agissant de la cylindrée de son moteur) se place au même niveau que les Fiat de milieu de gamme. Avec pour conséquence qu’il faudra encore quelques (longs) mois pour que celles-ci soient entièrement réorganisées et équipées. Un temps que les ingénieurs milanais mettront également à profit pour peaufiner la mise au point de la version « courante » de la mécanique du coupé Sprint que l’on retrouvera donc également sous le capot de la nouvelle Giulietta.
Si la base de celle-ci reste bien identique, le quatre cylindres de 1 290 cc que l’on retrouve sous son capot a, toutefois, été sensiblement « assagi » afin de s’adapter à un usage « courant » (et donc moins sportif). Ce qui n’empêche toutefois pas la mécanique de celle qui n’est rien moins que la première berline Alfa Romeo équipée d’un moteur d’une cylindrée inférieure à 1,5 litre de rester assez pointue pour un modèle de cette catégorie. Conçue par les ingénieurs Orazio Satta et Giuseppe Busso (ce dernier passera, par la suite, à la postérité pour la création du célèbre V6 portant son nom), il bénéficie, entre autres, par sa culasse, mais aussi son bloc-moteur entièrement réalisés en aluminium ainsi que sa distribution à double arbre à cames en tête.
Toujours en ce qui concerne sa fiche technique, elle se distingue également de la plupart de ses concurrentes par une boîte de vitesses entièrement synchronisée (beaucoup se contentant encore d’une première vitesse non synchronisée) ainsi que sa suspension à ressorts hélicoïdaux sur les quatre roues (alors que d’aucunes s’accommodaient encore de ressorts à lames). Outre la motorisation, de nombreux autres organes mécaniques ont eu recours à l’emploi de l’alliage léger, notamment pour le carter du différentiel.
S’agissant des lignes de la nouvelle berline Giulietta, le constructeur a, manifestement, souhaité lui conserver un air de parenté évidente avec la berline 1900. (Sans doute, à la fois, afin de lui conserver, ainsi, une identité esthétique « typiquement Alfa » mais aussi, probablement, afin que ceux qui feront l’acquisition d’une Giulietta parce qu’ils n’avaient les moyens suffisants pour s’offrir la 1900 ne se sentent, ainsi, pas « lésés »). Bien qu’affichant un air de famille évident avec son aînée, la petite Giulietta s’en différencie, toutefois, par ses lignes plus tendues, notamment dans le dessin du profil, au niveau des ailes avant. SI certains commentateurs de la presse automobile jugent le dessin de la partie arrière, encore empreint de rondeurs assez marquées, moins réussi et, même, plutôt « maladroit », celui-ci sera, toutefois, corrigé sur les versions ultérieures.
Si la présentation intérieure reste assez sobre (se contentant ainsi d’un tableau de bord en tôle peinte ainsi que de banquettes et de contre-portes habillées d’une sellerie en tissu rayé, remplacé ensuite par un tissu de style « pied-de-poule »), la finition affiche une qualité supérieure à celle de la plupart de ses rivales de l’époque. Un aspect « sage et bien élevé » ou « bon chic bon genre » qui se retrouve aussi dans le nuancier des teintes de carrosserie : blanc, ivoire, gris ou bleu foncés ainsi qu’un autre bleu, plus clair celui-là (cette dernière couleur figurera d’ailleurs parmi les teintes les plus prisées sur ce modèle par la clientèle).
Elle ne peut encore pas se revendiquer comme étant un modèle populaire, étant ainsi vendue, sur le marché italien, au prix de 1 330 000 lires, soit à peu près au même tarif qu’une Lancia Appia, sa concurrente directe au sein de la production italienne (même si la Giulietta, de son côté, peut, néanmoins, revendiquer. En allant ainsi chasser sur les terres de Lancia en créant une berline « compacte » au caractère à la fois familial et sportif, la direction d’Alfa Romeo a visé juste, la Giulietta rencontrant, ainsi, un succès commercial aussi grand que rapide. Outre le fait qu’au milieu des années 1950, la marque au trèfle n’est encore guère connue au nord des Alpes, l’importance de la demande émanant du marché intérieur aura pour conséquence que le constructeur ne jugera guère utile d’aller prospecter sur les marchés étrangers.
La nouvelle berline Alfa « populaire » se retrouvant, très vite, « victime de son succès », au vu des délais de livraison qui s’allongent tout aussi rapidement, les clients les pressés décideront alors de passer par une « filière parallèle » : celle des carrossiers italiens. Ceux-ci étant encore fort nombreux au sein de l’Italie des années 50, les clients (quelle que soit la nature de ses envies ou de ses besoins) n’ont que l’embarras du choix lorsqu’il s’agit de s’offrir une voiture personnalisée. Avant la guerre, les clients devaient souvent s’occuper eux-mêmes de faire l’acquisition d’un châssis roulant auprès d’un constructeur et, ensuite, de le faire livrer auprès de l’artisan-carrossier de leur choix. Ici, la tâche se retrouve simplifiée, du fait qu’un certain nombre d’entre-eux (parmi lesquels figurent Bertone, Moretti, Vignale ou encore Zagato) sont parvenus à obtenir du constructeur que celui-ci leur réserve un petit contingent de Giulietta neuves, qui seront ainsi livrées directement aux carrossiers concernés. Ceux-ci pouvant alors réaliser, sous forme de créations uniques ou en petites séries, leurs propres créations sur base de l’Alfa Romeo Giulietta.
Certaines de ces réalisations hors série consisteront à créer de nouvelles carrosseries afin de compléter l’offre du constructeur (laquelle, en ce qui concerne les modèles d’usine, se limite à la berline). (A l’image d’une limousine réalisée, sur un châssis rallongé, par le carrossier Colli, lequel réalisera également, en 1957, un break, baptisé « Promiscua » qui sera même pendant, bien que durant une période assez brève, au sein de la gamme Alfa Romeo). D’autres, en revanche, ne seront, toutefois, simplement que des versions « customisées » de la berline de série, qui s’en différencieront par le montage d’une série d’accessoires tels qu’une calandre spéciale, des baguettes latérales, une peinture bicolore ainsi qu’un toit ouvrant.
Ces berlines Giulietta « spéciales » étant souvent exposées sur les stands des carrossiers à l’occasion des Salons et autres manifestations automobiles où elles trouvent ainsi facilement acquéreurs. Bien qu’étant souvent affichées à des tarifs sensiblement, voire nettement, plus chers que ceux des modèles de série, ces modèles « customisés » présentent, néanmoins, deux avantages non négligeables aux yeux de la clientèle de ce genre de modèles : celui de pouvoir, ainsi, se dispenser des délais de livraison, souvent assez longs, imposés par les constructeurs et de pouvoir également disposer d’une voiture personnalisée. Ce genre de « customisation » étant alors assez populaire en Italie, en particulier sur les modèles Fiat 600 et 1100.
Les Alfa Romeo s’adressant avant tout à une clientèle « sportive dans l’âme », celle-ci en vient, assez rapidement après la présentation de la Giulietta, à réclamer auprès du constructeur une version de cette dernière bénéficiant de performances plus élevées que la version « standard ». Pusieurs préparateurs (plus ou moins connus et talentueux suivant les cas, l’un des plus réputés étant sans doute Conrero) s’intéressèrent, dès son lancement, à la petite berline Alfa afin d’en optimiser les performances. La marque, de son côté, ayant bien conscience de l’importance de satisfaire ces « apprentis pilotes », qui représentent une part non négligeable de sa clientèle, ne tardera, toutefois, pas à répondre à leur demande.
Ceci, en dévoilant, sur le site de l’autodrome de Monza (l’un des hauts lieux de la compétition automobile en Italie et qui n’a donc pas été choisie par hasard), en septembre 1957, la Giulietta Ti. Deux lettres qui seront, par la suite, souvent utilisées par la firme pour désigner certaines des versions les plus sportives de ses modèles. Apparues pour la première en 1953 sur une série limitée de la berline 1900 (destinée, avant tout, à ceux qui souhaitent engager leur voiture en course), ces deux initiales, qui renvoient à l’appellation « Turismo Internazionale » (la catégorie au sein de laquelle la Giulietta concoure en compétition).
Recevant le moteur du coupé Giulietta Sprint, il se différencie de celui de la berline Giulietta par son alimentation assurée par un carburateur toujours d’origine Solex mais, ici, à double corps (et non simple corps comme sur la Berlina « standard »), faisant passer sa puissance de 61 ch (58 sur les premiers exemplaires de la Giulietta) à 75 chevaux et sa vitesse de pointe de 140 ou 145 à 155 km/h. Si, de prime abord, s’agissant de l’extérieur de la carrosserie ainsi que de l’intérieur de l’habitacle, les caractéristiques qui permettent de différencier la berline « normale » de la Ti ne sautent guère aux yeux, la présence, sur le tableau de bord de cette dernière, d’un compte-tours laisse deviner le tempérament « fougueux » de cette version.
Son succès sera immédiat, non seulement au sein du public visé par cette version sportive, mais aussi par les pilotes (qu’ils soient professionnels ou amateurs), qui l’aligneront, quasiment, dans toutes les épreuves, locales, régionales et nationales où la Giulietta peut concourir. Outre ses performances et sa très bonne tenue de route, l’importance du succès commercial que connaîtra la Giulietta Ti tient également à son très bon rapport prix/performances : sur le marché italien, cette dernière n’étant, en effet, vendue que 10% plus chère que la version « standard ». Ce qui explique, aisément, que la Ti devienne la version la plus vendue de la Giulietta. Si elle est bien disponible sur un certain nombre de marchés étrangers, notamment en France, elle y est, en revanche, affichée à un tarif assez « dissuasif » : 21 500 francs pour la berline Ti (ce qui représente rien moins que plus de deux fois le prix d’une Citroën ID 19).
Si, au sein de la gamme Giulietta et sur le plan commercial, la Ti a donc, nettement, supplantée la berline « normale », cette dernière subsistera encore au catalogue durant plusieurs années encore, avant que la Berlina « classique » ne quitte finalement la scène en mars 1963. Entretemps, elle aura connue plusieurs changements sur le plan esthétique : de nouvelles arrière plus pointues avec des feux arrière de plus grande taille, ainsi qu’un tableau de bord recevant un tachymètre de forme rectiligne (en arc de cercle précédemment) à l’automne 1959. Ainsi qu’une calandre recevant un maillage plus fin, une malle de coffre aux formes modifiées ainsi que des sièges séparés remplaçant la banquette à l’avant deux ans plus tard.
Du point de vue technique, deux évolutions successives auront vu le jour, voyant sa puissance et ses performances passées ainsi, dans un premier temps, à 61 ch avant d’atteindre, par la suite, les 71 chevaux. La vitesse de pointe restant, toutefois, dans les deux cas et d’après les données disponibles, identique à celle de la version originelle. Il en sera d’aillleurs de même pour la nouvelle version de la Giulietta Ti. Cette dernière atteignant, quant à elle, 84 ch à partir de septembre 1961 (la vitesse de pointe plafonnant, néanmoins, toujours à 155 km/h). Les exemplaires produits à partir de 1962 seront, quant à eux, pourront être équipés, en option, d’un levier de vitesses au plancher (qui remplace alors celui placé derrière le volant), une disposition jugée plus adaptée à la vocation sportive de la voiture.
Toutefois, son âge d’or est déjà derrière elle, la remplaçante de la Giulietta, la Giulia, faisant ainsi son entrée en scène dès le début de l’été 1962. Si elle aussi sera proposée dans une version Ti, contrairement à sa devancière, la Giulia Ti, quant à elle, figurera au catalogue dès le lancement du modèle. (Bien que le constructeur ait bien présenté cette dernière comme la remplaçante directe de la Giulietta, la Giulia appartient, toutefois, à la catégorie supérieure, celle des berlines de la classe 1600). Anecdote assez intéressante et singulière, la dernière série de la Giulietta Ti, dont la production s’achèvera dans le courant de l’année 1964, sera réservée au Ministère de l’intérieur italien (pour être plus précis, aux brigades d’intervention rapide de la Police). L’ultime exemplaire de l’Alfa Romeo Giulietta, sera, toutefois, encore assemblé en 1965, spécialement à l’attention des collections du Musée officiel de la marque à Arese.
A signaler que, bien que la marque italienne n’était encore présente que de manière assez « anecdotique » sur le marché britannique, celle-ci développa pourtant une version à conduite à droite de l’ultime évolution de la Giulietta Ti (ainsi, plus généralement, que pour les marchés étrangers où le volant à droite était aussi de rigueur). Sur les 3 320 exemplaires qui en furent équipés, seuls 780 furent expédiés en étant déjà « prêtes à rouler » depuis l’Italie, les 2 540 voitures restantes ayant, de leur côté, été expédiées par bateaux (notamment en Afrique du Sud) en lots de pièces détachées et assemblées sur place.
Philippe ROCHE
Photos Wheelsage
En vidéo https://www.youtube.com/watch?v=aicx8ayRI6w&ab_channel=ERClassics-No1OnlineClassicCarDealer
Une autre Alfa Romeo https://www.retropassionautomobiles.fr/2022/07/alfa-romeo-1900-la-renaissance-du-trefle-milanais/