DELAHAYE 235 – Le chant du cygne.
Au début des années 1950, la firme Delahaye est alors l’une des plus anciennes marques automobiles françaises encore en activité, puisque ses activités dans ce domaine remontent à la fin du 19e siècle. Jusqu’en 1934, ses modèles, bien que réputés, pour leur qualité de construction, ne brillaient guère toutefois ni par leurs lignes ni par leurs performances. Leur image, empreinte d’une certaine austérité, étant à l’époque similaire à celle de certains autres constructeurs comme Berliet ou Hotchkiss. Toutefois, le chamboulement du paysage automobile français, engendré par la crise économique (qui a éclatée aux Etats-Unis en 1929 et qui s’est aussi propagée l’Europe) va obliger les dirigeants de Delahaye à revoir leur politique commerciale. Comprenant qu’ils ne sont plus en mesure de lutter à armes égales contre les constructeurs généralistes de grande envergure (tels que Citroën, Peugeot ou Renault) qui disposent d’un plus vaste réseau de distribution et d’outils de production bien plus importants et plus modernes, ces derniers décident d’abandonner les modèles « populaires » et de se reconvertir dans un secteur plus lucratif pour un constructeur d’importance « secondaire » aux méthodes de travail encore très artisanales.
C’ est ainsi qu’est présentée en 1934 la Delahaye 135, laquelle va rapidement devenir l’une des meilleures références en matière de voiture sportive sur le marché automobile français. Tant par ses excellentes performances que l’élégance de ses carrosseries, signées par les plus grands carrossiers français du moment (comme il est alors de coutume chez la grande majorité des constructeurs de voitures de prestige, Delahaye ne vend ses modèles que sous la forme de châssis nus). Le client devait alors s’occuper lui-même d’emmener celui-ci chez le carrossier de son choix. Lequel se chargeait de réaliser, à la main, une carrosserie répondant aux moindres désirs du client. Au premier rang de ses carrossiers figurent Henri Chapron (qui deviendra, grâce à ses réalisations sur la 135 le partenaire privilégié de la marque) et aussi Figoni & Falaschi. Le succès en compétition (en rallyes comme sur circuits) contribuant également à la renommée de la marque au sein du public.
Après l’interruption forcée de ses activités automobiles, dues à la guerre et à l’occupation, à la Libération, Delahaye reprend ses activités. Qui concernent non seulement la construction de voitures de luxe, mais aussi celles des utilitaires (poids lourds et véhicules d’incendie) et des engins militaires. Il est d’ailleurs heureux que les dirigeants de la firme puissent compter sur celle-ci pour leur garantir une certaine marge de bénéfices, car celle engendrée par la production de ses modèles de prestige, la 135 et la nouvelle 175 (présentée en 1946, au premier Salon automobile européen de l’après-guerre) s’ amenuise d’année en année. Il faut dire que, malgré l’ambition affichée par sa fiche technique et ses superbes carrosseries (là aussi, les plus célèbres carrossiers – Chapron, Figoni, Franay, Saoutchik et d’autres encore – ont eu l’occasion de donner toute la mesure de leurs talents), la 175 va rapidement s’avérer une voiture ratée. En effet, sa suspension et son essieu arrière d’une inutile complexité, vont avoir pour conséquences des problèmes aussi importants que fréquents sur la tenue de route ainsi que le fonctionnement de la transmission. La mise au point, aussi longue que coûteuse de ce nouveau haut de gamme (qui, malgré les efforts déployés par les ingénieurs, ne sera jamais complète) et sa fiabilité aléatoire auront pour effets d’entacher assez fortement la réputation de la marque. Ce qui ne manquera évidemment pas d’avoir des conséquences fâcheuses sur les ventes. De 573 voitures qui sortiront de l’usine Delahaye de la Rue du Banquier (dans le XIIIe arrondissement à Paris), elles ne seront plus que de 235 en 1950. En tout état de cause, il semble clair que la production de voitures de luxe ne fait plus partie des priorités des dirigeants de Delahaye et, au sein de l’entreprise comme dans les rédactions de la presse spécialisée, les rumeurs sur un abandon pur et simple de la production automobile commencent à circuler de plus en plus.
Toutefois, certains, au sein du personnel de la firme, ne peuvent se résoudre à voir ainsi se terminer une aventure vieille d’un demi-siècle et à voir ainsi s’éteindre une activité qui a fait la renommée de la marque Delahaye. Une activité qui a aussi contribué, pour une part non négligeable, au prestige de l’automobile française. Comme eux, Fernand Lacour, l’un des spécialistes les plus réputés de la marque, refuse la fatalité et reste convaincu que la firme Delahaye a toujours un avenir dans le domaine de la voiture de luxe. C’est dans le courant de l’année 1950 que Lacour s’en va trouver les dirigeants de Delahaye et leur présente son projet pour un nouveau modèle de grand tourisme. En dépit de la réputation dont peut se prévaloir ce dernier, la direction de la firme ne se montre pourtant guère enthousiaste et ne se dissimule pas ses réticences. Cet accueil, pour le moins assez tiède, ne refroidit cependant pas la volonté du spécialiste de Levallois à mener à bien son projet, mais cela va l’obliger à le faire sans aucun soutien, en particulier au plan financier, de la part de l’usine. Tout au moins au début. Dans ces conditions, il est assez compréhensible que, en devant partir d’un châssis de 135 MS (pour « Modifiée Spéciale », qui est alors la version la plus puissante de la Delahaye 135), les modifications apportées par Lacour ne seront pas aussi importantes et nombreuses que ce dernier l’aurait voulu, en tout cas lors du passage de la voiture à la production « en série ». Car tous les efforts déployés par Fernand Lacour vont finalement porter leurs fruits. Sous la pression du service commercial de la firme, qui soutient le projet de Lacour, la direction de Delahaye finit, en avril 1951, par se laisser convaincre que ce nouveau modèle peut encore avoir une chance de se faire une place sur le marché français. (D’autant que la commande par l’Armée française de 4 000 exemplaires de la VLR, le tout-terrain conçu sur base de la Jeep américaine, a permis d’apporter un ballon d’oxygène fort bienvenu).
Celle-ci tient toutefois à ce que la remplaçante de la 135 soit dévoilée à la presse et au public lors de l’ouverture du Salon de l’automobile de Paris, en octobre de la même année (la 175, quant à elle, disparaîtra sans laisser de descendance). Le problème est que, étant donné leurs méthodes de travail qui font encore la part belle à l’artisanat, aucun carrossier français, parmi ceux contactés par Delahaye, n’est en mesure de construire une voiture complète dans le très court délai imposé par la marque. Les dirigeants de la firme décident alors de se tourner vers l’étranger et font appel, pour la réalisation du prototype, au carrossier Rocco Motto. Basé à Turin, celui-ci est réputé pour sa rapidité d’exécution et ne va pas faillir à sa réputation, puisqu’il ne lui faudra que trois semaines à peine pour rendre sa copie et livrer la voiture entièrement terminée. Dans un tel délai, il est néanmoins évident que le carrossier turinois n a guère eu le temps de s’attarder sur les détails et que le prototype présente une finition assez sommaire. Cela n’a toutefois guère d’importance dans la mesure ou celui-ci est avant tout destiné aux essais sur route ainsi que sur l’autodrome de Montlhéry. Il a été élaboré sur base d’un plan grandeur nature dessiné par le styliste Philippe Charbonneaux. (Ce dernier sera toutefois plutôt mal récompensé, car sa contribution ne sera jamais mentionnée ni par Delahaye ni par aucun des carrossiers qui travailleront sur le nouveau modèle). C’est également ce plan qui servira de base de travail au carrossier Letourneur & Marchand. Contrairement à son habitude, ce carrossier, l’un des plus réputés de l’époque, a accepté de travailler à partir d’un plan à l’échelle 1/1 qui ne provenait pas de son propre studio de dessin. Ce qui explique la forte ressemblance avec le prototype réalisé par Motto. La version réalisée par Letourneur & Marchand s’en différencie toutefois par son pare-brise bombé et d’une seule pièce (en deux parties sur celle de Motto), ses pare-chocs sans butoirs, son capot descendant jusqu’à la calandre et ses feux arrière rectangulaires.
En plus de ce dernier, la plupart des grands carrossiers français présenteront également leurs propres versions de la nouvelle Delahaye, baptisée 235. L’usine de la Rue du Banquier étant, en effet, trop exiguë pour pouvoir produire directement ses propres carrosseries. Contrairement aux craintes ou aux certitudes de certains des dirigeants de Delahaye, une poignée d’amateurs fortunés se laisse séduire par la nouvelle 235 et passe commande. Le nombre de celles-ci dépassant même les attentes de la direction, le carrossier Antem (établi à Courbevoie) est sollicité afin de seconder Letourneur & Marchand (dont les ateliers se trouvent, eux, à Neuilly) et de pouvoir construire et livrer les voitures commandées lors du Salon dans un délai raisonnable. Tout comme ce dernier, Antem s’est lui aussi basé sur les dessins de Charbonneaux et présente donc une forte ressemblance avec la précédente. (A la différence de la plupart des autres carrossiers, qui faisaient encore appel, comme avant-guerre, à une charpente en bois pour l’ossature de la carrosserie, les réalisations d’Antem présentent la particularité d’être entièrement métalliques). Parmi les autres réalisations les plus marquantes sur la 235, il y eut aussi celles de Saoutchik, qui présente un coach de style « fastback » (dont les lignes ne sont pas sans évoquer celles de l’Aston Martin DB2 contemporaine) ainsi qu’un cabriolet empreint du style « baroque » propre au carrossier. On peut citer également le coach réalisé par Faget & Varnet (lui aussi construit entièrement en métal) à la ligne « ponton intégral » très moderne. Ou encore les coupé, cabriolet et coach (en deux versions pour ce dernier) réalisés par Chapron. (En tant que partenaire de longue date de la marque Delahaye, ce dernier aura droit à l’une des plus grosses parts du gâteau, puisqu’en-dehors d’Antem et de Letourneur & Marchand, ce sera par ses ateliers que passeront la plupart des châssis de la 235). Parmi les réalisations moins connues, mais tout aussi réussi figure le coach fastback, aux lignes très modernes, dû au carrossier Barou, installé en Ardèche, et qui n’était pas sans évoquer, très fortement, celles des Aston martin ou d’autres sportives anglaises ou italiennes de la même époque. Plusieurs carrossiers étrangers se sont aussi intéressés à la 235, comme le Suisse Beutler, mais elles furent, le plus souvent, de facture assez classique. (Toutes les 235, quelque que soit le carrossier auquel elles étaient dues étaient équipées uniquement de carrosseries à deux portes et, dans tous les cas, chaussées de roues à rayons Rudge qui s’harmonisaient parfaitement avec le caractère sportif de la voiture).
Sous le capot de la 235, on retrouve, comme mentionné précédemment, le six cylindres en ligne de la 135 MS, mais revu et modernisé par Fernand Lacour et qui profite d’une nouvelle culasse et d’un arbre à cames redessiné qui lui permet d’atteindre 153 chevaux (contre 130 pour la 135 MS). Comme sur sa devancière, le moteur est alimenté par trois carburateurs. Le châssis, lui aussi directement issu de cette dernière, a été surbaissé et renforcé par une traverse tubulaire à l’avant afin de garantir une meilleure rigidité. La suspension, quant à elle, bénéficie d’amortisseurs Messier. Usinés avec précision selon des normes en vigueur dans l’ aviation, ils assurent à la 235 une excellente tenue de route, mais ont pour inconvénient de coûter fort cher. Du côté de la transmission, la marque continue de faire confiance, comme par le passé, à la boîte électromagnétique Cotal, considérée comme l’une des meilleures boîtes de vitesses de l’époque. Seule véritable ombre au tableau de la fiche technique de la Delahaye 235, son freinage. Fernand Lacour, le concepteur initial de la 235, était bien conscient que les freins à tambours « maison » commandés par câbles (un autre héritage de la 135) avaient clairement montré leurs limites et que la nouvelle 235 devait se doter d’un système plus moderne et efficace si elle voulait pouvoir soutenir la comparaison face à une concurrence de plus en plus féroce. Faute de temps et de moyens, les ingénieurs de Delahaye, qui avaient envisagé de monter des freins à disques conçus par Messier (comme pour les amortisseurs), n’auront malheureusement pas la possibilité de suivre les recommandations de Lacour. La Delahaye 235 devra donc, là aussi, reprendre le système de freinage de sa devancière. Or, quand on sait qu’un 235 carrossée en coach par Chapron ou Letourneur & Marchand pèse plus de 1 600 kg à vide (rançon du mode de construction « mixte » alliant une structure en bois avec des panneaux en acier), on comprend que les freins, malgré des tambours généreusement dimensionnés, étaient quelque peu à la peine pour ralentir et surtout arrêter la voiture quand elle était lancée à pleine vitesse. (les plus légères pouvaient approcher les 170 km/h, ce qui la plaçait tout à fait au niveau de la plupart des autres modèles de grand tourisme du début des années 50). Néanmoins, comme on peut s’en douter, étant donné le poids de la voiture, à bonne cadence, la consommation atteint des proportions gargantuesques : 22 litres au 100 km à une vitesse de 120 km/h et peut même aller jusqu’à 35 litres à vitesse maximale !
A cela s’ajoutent des prix de vente qui sont tout aussi prohibitifs. Un coach réalisé par Chapron coûtait ainsi la bagatelle de 2 780 000 F (soit exactement deux fois le prix du châssis nu livré par l’usine). Quant aux réalisations les plus extravagantes, comme celles de Saoutchik, elles dépassaient allègrement la barre des trois millions. A titre de comparaison, une Citroën 15 Six valait 870 000 F et une Ford Comète 1 548 000 F. Sans parler des sportives proposées par les constructeurs étrangers. Une Jaguar XK 140 se laissait emporter contre 2 275 000 F et une Lancia Aurelia B20 contre 2 775 000 F. Pour rester en France, la Facel Vega FV1, premier modèle de la nouvelle marque créée par Jean Daninos (et dévoilée au public au moment même où la 235 tirait sa révérence), vendue à peu près au même prix que la Delahaye, peut se prévaloir d’un V8 Chrysler fort de 200 chevaux qui lui permet d’atteindre sans difficulté les 200 km/h. Face à une telle concurrence, la Delahaye 235 n’a évidemment guère de chance de pouvoir mener à bien la mission qui lui a été confiée de redorer le blason de la marque et de lui permettre de rester au premier rang des constructeurs français.
Il semble d’ailleurs que la partie était sans doute jouée d’avance. En fait de nouveau, comme on l’a vu, la 235 n’était, somme toute, qu’une légère évolution de la 135 et quand on sait que la conception de cette dernière remontait à près de vingt ans, il est aisément compréhensible que, aux yeux de beaucoup d’amateurs, elle ait fait figure de dinosaure. Autant elle aurait sans doute connue un appréciable succès sur le marché français si elle avait été lancée vers 1940 et si la guerre n’avait pas eu lieu ou au lendemain de la Libération (entre 1946 et 1948), autant, par les méthodes de construction employées comme par plusieurs points de sa fiche technique, elle apparaissait déjà démodée, pour ne pas dire dépassée, au début des années 50. A l’image de la grande majorité de la production automobile française de prestige, la Delahaye 235 commençait à faire figure d’anachronisme face à leurs concurrentes étrangères, plus moderne (tant sur le plan technique que les moyens employés pour leur construction) et plus performantes, tout en étant nettement moins chères. Compte tenu de la faiblesse des moyens que la firme avait pu mettre à disposition de ses concepteurs et en dépit des défauts inhérents à l’archaïsme de sa conception, elle a cependant prouvé, par ses performances comme par sa tenue de route, qu’elle méritait mieux que le qualificatif de « fin de race » dont on l’a trop souvent affublée. Même s’il est clair qu’elle n’était pas capable, surtout à elle seule, de sauver la marque Delahaye. Même la victoire remportée par une 235 au Rallye Méditerranée – Le Cap en mars 1953 n’aura guère de retombées commerciales sur sa carrière, car, à ce moment-là, son sort était déjà pratiquement scellé.
En mars 1954, Delahaye fusionne avec Hotchkiss, autre constructeur de voitures de luxe lui aussi bien mal en point (suite à l’échec commercial retentissant de la Hotchkiss-Grégoire à traction avant). La nouvelle société décide alors de concentrer ses activités sur les véhicules utilitaires et les engins militaires. La 83e et dernière 235 sort des ateliers d’Henri Chapron le 20 mai 1954 (selon certaines sources ou rumeurs, un 84e exemplaire aurait été construit, mais aucune trace n’en a encore été retrouvé). La Delahaye 235 sera encore présente au Salon de Paris en octobre mais il ne s’agissait toutefois plus que d’une figuration dans le but d’écouler les derniers exemplaires restés invendus. Sur le même stand figuraient également, à leurs côtés, les dernières Hotchkiss. Si, en apparence, ces dernières ressemblaient à de nouveaux modèles, il ne s’agissait, en réalité, que de prototypes (basés sur la défunte série Anjou) de ce qui aurait dû être la nouvelle génération des automobiles Hotchkiss. Mais avec la fusion entre Delahaye et Hotchkiss, la nouvelle direction de la marque a estimé, avec un fatalisme mêlé de pragmatisme, qu’il n’y avait plus guère d’avenir possible ni pour Delahaye ni pour Hotchkiss au sein du nouveau paysage automobile en France, leur image étant désormais trop fanée aux yeux du public pour que d’éventuels nouveaux modèles ait une véritable chance sur le marché. Par la suite, les seuls véhicules civils non utilitaires produits par Hotchkiss seront des versions françaises de la Jeep Willys construites sous licence (jusqu’à la fin des années 60). La marque Delahaye, quant à elle, rejoint le cimetière (déjà bien encombré) des marques françaises disparues et ses voitures ont rejoint, elles, les musées.
Philippe ROCHE
Photos Wheelsage
En vidéo https://www.youtube.com/watch?v=Vjcb-QIpIUE&ab_channel=tP76
Une autre DELAHAYE https://www.retropassionautomobiles.fr/2024/09/delahaye-175-la-grande-desillusion/