SALMSON RANDONNEE – Crépuscule au Point du Jour.
Comme Delage, Delahaye, Hotchkiss et Talbot-Lago, la marque Salmson est reprise par le Plan Pons au sein de la catégorie des voitures dites « d’exception ». Les constructeurs repris dans cette catégorie étant les seuls dont les voitures, au lendemain de la Libération, sont en vente libre. C’est-à-dire où les clients intéressés ne doivent pas s’enregistrer sur une liste d’attente afin d’obtenir une licence d’achat délivrée par les pouvoirs publics. Un document qui, jusqu’au début de l’automne 1949, sera indispensable à obtenir avant de pouvoir se rendre chez son concessionnaire pour passer commande d’une voiture neuve (en tout cas, si l’acheteur concerné n’exerce pas une profession considérée comme « prioritaire »). S’agissant des modèles produits constructeurs susmentionnés, s’ils en sont dispensés de ces « formalités » (pour le moins) fastidieuses, outre le fait qu’il faut disposer de moyens conséquents pour acquérir l’un des modèles concernés, ceux-ci ne sont également, payables qu’en devises (de préférence en dollars américains), dont le pays a alors fortement besoin.
En ce qui concerne la marque Salmson, dont les usines sont situées à Boulogne-Billancourt (non loin de celles de Renault), ses modèles ne sont pas, à proprement parler, des voitures de luxe (en tout cas, en comparaison avec ceux de Delage, Delahaye et Talbot). Se situant, en effet, plutôt, du point de vue des tarifs, au même niveau que les Hotchkiss et incarnant donc, à l’image de ces dernières, par certains côtés, une sorte de « juste milieu » (pour reprendre le slogan bien connu de la firme de Saint-Denis). Si les prix de vente des différentes versions de la S4 E, le modèle unique proposée au catalogue de la marque n’ont donc rien de vraiment exorbitant, ceux-ci les placent, toutefois, hors de portée de l’automobiliste français moyen.
Lequel, dans ces premières années de l’après-guerre, est déjà considéré, par la plupart des membres de son entourage familial, de ses collègues de travail ainsi que de ses voisins, au mieux, comme un « chanceux » ou, au pire, comme un « privilégié* » (dans le sens le plus péjoratif du terme). Le moins que l’on puisse dire est que la période sombre des années de la Guerre et de l’Occupation n’étaient pas véritablement propices à l’étude de nouveaux modèles (sans compter que celle-ci étaient interdites par les autorités d’occupation allemandes).
C’est pourquoi, à l’image d’un certain nombre de constructeurs français*, Salmson se contente, au lendemain de la guerre, de reprendre la production de la S4. Ceci, tout en lui apportant, assez régulièrement, un certain nombre de modifications, techniques et esthétiques, au fil des années. Si la production remonte, elle aussi, au fur et à mesure du temps (passant, ainsi, de moins d’une centaine de voitures à peine en 1946 à plus de 830 en 1949), les cadences demeurent, toutefois fort modestes, en tout cas si l’on compare celles-ci avec celles des grands constructeurs français (c’est-à-dire Citroën, Peugeot et Renault, mais aussi Simca). Il est vrai, toutefois, que (comme mentionné plus haut) les tarifs ne sont pas les mêmes et que, contrairement à ces derniers, qui se sont convertis, depuis longtemps déjà, à la production en grande série, les méthodes de fabrication en vigueur chez Salmson, de leur côté, sont restées, sur bien des points, assez artisanales.
Bien que, pour la première fois dans l’histoire, les ventes dépassent, pour la première fois, la barre du millier d’exemplaires (1 162, très exactement), outre le fait qu’elle reste encore bien loin de celle de la plupart de ses rivales, elle reste construite selon des méthodes qui, à l’aube des années 1950, en France comme ailleurs, apparaissent, à présent, archaïques. Notamment en ce qui concerne sa carrosserie, dont la fabrication repose toujours sur le principe d’une carrosserie métallique reposant sur une structure en bois*. (A titre de comparaison, Citroën a adopté le principe de la carrosserie « tout acier » dès la seconde moitié des années 1920). A l’image des autres constructeurs de voitures de prestige en France, Salmson semble clairement avoir raté le coach de la modernité.
Et pas uniquement en ce qui concerne le domaine de l’automobile. Car même en ce qui concerne ce qui constitue le principal secteur d’activité de la marque, celui de l’aéronautique, la firme commence, en effet, à marquer le pas. Outre le fait, assez logiquement, qu’après la fin du conflit, les commandes militaires (en France comme ailleurs) baissent de manière assez nette, le choix fait par la direction de Salmson de rester fidèle à l’architecture du moteur en étoile, laquelle commence, pourtant, à apparaître quelque peu désuète. Surtout par rapport à la concurrence étrangère, à l’image des moteurs produits par les firmes américaines Continental et Lycoming. Or, à l’image de l’industrie automobile, celle de l’aviation civile est, elle aussi, en pleine mutation, avec le développement rapide, au cours des années 50, des avions de ligne, d’abord avec moteurs à hélices et ensuite à réaction. Malheureusement pour Salmson, là aussi, du fait, en grande partie, d’une mentalité anachronique*, la firme ratera, là aussi, ce train-là* ! Avec les conséquences funestes que l’on verra par la suite* !
Ce qui apparaît d’autant plus désolant (pour ne pas dire plus) en comparaison avec d’autres constructeurs, à l’étranger, par une série de constructeurs qui trouvent, eux aussi*, leurs origines dans le monde de l’aéronautique, avant de se diversifier, par la suite, dans le secteur automobile (à l’image de BMW en Allemagne ainsi que de SAAB en Suède)……. Les dirigeants de Salmson n’auront, malheureusement, pas su abandonner leur politique aussi timorée que conservatrice (parfois à l’extrême, sur certains points) et faire preuve d’intelligence, d’audace et de détermination. Ce qui est d’autant plus regrettable (euphémisme) qu’une grande partie des ingénieurs et autres hommes composant le bureau d’études de la firme, eux, n’en manquaient pas ! Si tel avait été le cas, il n’est pas exagéré de penser, ou même d’affirmer, que Salmson aurait pu devenir l’équivalent de ce que sera plus tard la firme bavaroise ainsi qu’Alfa Romeo dans les années 60 ! A savoir une marque dont les modèles allieraient l’élégance ainsi que les performances et le confort tout en restant (relativement) accessibles, financièrement, au grand public.
Contrairement à ce que le public était en droit d’attendre et ce qui était alors la coutume à l’époque pour la grande majorité (pour ne pas dire la quasi-totalité) des constructeurs français, ce ne sera, toutefois, pas au Salon de l’auto de Paris qui se tiendra en octobre 1950, mais le mois suivant. Sur le plan esthétique, il est vrai que la nouvelle Randonnée marque une évolution assez importante dans le style des modèles du constructeur. Même si sa silhouette, qui restant fidèle au style « semi-ponton », apparut au lendemain de la guerre, apparaît, certes, très classique lorsque l’on la compare à celle d’autres modèles de la production automobile, en Italie comme aux Etats-Unis, lesquels ont déjà adhéré au nouveau style « ponton intégral ». En tout état de cause, les lignes de la Randonnée, qui ne sont pas sans évoquer celle de la (future) Mercedes 300 (qui ne sera présentée qu’au printemps de l’année suivante).
Malheureusement, cette évolution se limitera, sur de nombreux points, à l’aspect esthétique, puisqu’en ce qui concerne l’aspect purement technique, le nouveau modèle de la firme Salmson n’est, au final, rien d’autre qu’une S4 habillée d’une carrosserie remise au goût du jour. Si, en ce qui concerne sa motorisation, cela ne pose guère de problèmes en soi, étant donné que le quatre cylindres à double arbre à cames en tête conserve un très bon potentiel en matière de performances. Sur la Randonnée, la cylindrée est portée à 2 218 cc et la puissance à 71 chevaux, permettant à la voiture d’atteindre une vitesse de pointe de 150 km/h, la plaçant ainsi parmi les modèles les plus rapides de sa catégorie au début des années 50.
Un autre changement notable par rapport à sa devancière est le fait que la mécanique est, désormais, entièrement réalisée en alliage léger, ce qui permet de faire baisser le poids total de la voiture d’une cinquantaine de kilos. Ce qui, toutefois, ne profitera guère à la Randonnée, puisque le principe de fabrication « mixte » pour la carrosserie (avec, donc, comme mentionné plus haut, une structure en bois constituant l’ossature sur laquelle repose la carrosserie) aura pour un poids total non négligeable. Ce qui, fort heureusement, n’aura pas un impact trop important sur les performances.
Le point sur lequel la nouvelle Salmson Randonnée pèche* toutefois le plus est, toutefois, son prix de vente : pas moins de 1 780 000 francs ! En comparaison, l’Hotchkiss Anjou* apparaît presque bon marché, puisqu’elle se laisse emporter pour la « modique » somme de 1 345 000 francs. Alors que les modèles produits par la marque aux canons croisés au sein de son usine de Saint-Denis sont pourtant, eux aussi, encore réalisés selon des méthodes tout aussi artisanales et, à présent, désuètes.
Même si l’écart de prix peut apparaître, de prime abord, comme n’étant guère significatif, celui qui concernera les chiffres de ventes au terme de l’année 1950 sera, toutefois, quant à lui, beaucoup plus significatif. Alors que Hotchkiss parvient, ainsi, à vendre plus de 5 400 voitures (tous modèles confondus), Salmson, de son côté, ne parvient à écouler, en tout et pour tout, que… 229 exemplaires de la Randonnée ! S’il faut, certes, ajouter à celle-ci les derniers exemplaires de la S4 (laquelle arrive alors à la toute fin de sa carrière, puisque sa production prendra fin en avril 1952), il n’en reste pas moins que le total des chiffres de vente du constructeur marque un recul très net par rapport à l’année précédente : un peu plus de 820 voitures à peine quitteront ainsi les usines de Boulogne-Billancourt au cours de l’année 1951.
Est-ce dû (en tout cas, en grande partie) à cause de la mévente chronique que subit la Randonnée et du fait que le constructeur se trouve, aussi subitement que dangereusement, en perte de vitesse, aussi bien sur le marché automobile qu’au sein du secteur de l’aviation ? Toujours est-il qu’à la fin du mois d’octobre 1951, la banque Worms, qui constituait, jusqu’ici l’un des principaux soutiens financiers de Salmson, décide alors de lâcher le constructeur. Jean Heinrich, qui avait passé quasiment toute sa carrière professionnelle au sein de l’entreprise (il était entré au sein de celle-ci en 1899, à l’âge de 23 ans à peine), se voit alors évincé sans ménagements.
Il est vrai que celui qui avait repris les rênes de l’entreprise à la mort de son fondateur, Emile Salmson, avait, depuis longtemps déjà, pris l’habitude de diriger celle-ci en maître absolu. Pendant longtemps, Heinrich fut, certes, l’un des principaux acteurs à l’origine du succès de la firme, aussi bien en ce qui concerne ses activités dans l’automobile que s’agissant de ses moteurs d’avion. Après la Seconde Guerre mondiale, sa politique, empreinte, à bien des égards, d’un certain immobilisme, avait, toutefois, assez rapidement, conduite la société sur le déclin. Mis ainsi subitement à la retraite forcée, Jean Heinrich décédera en 1961, à l’âge de 85 ans.
Moins d’un mois après cette éviction, presque inattendue, tant de la part du personnel du constructeur que de la plupart des observateurs, Salmson se voit contraint et forcé de déposer son bilan. Si un administrateur judiciaire est alors nommé, avec pour mission première de trouver un repreneur à l’entreprise, cette situation plonge, évidemment, les cadres et, surtout, les ouvriers de l’usine dans un grand désarroi. Au vu de l’avenir incertain (et qui leur apparaît, même, assez sombre), ces derniers décident alors de procéder à l’occupation de l’usine. Face à cette grève sauvage et cette occupation sans préavis, l’administrateur judiciaire* n’hésitera pas à employer la force en demandant l’intervention afin d’y mettre fin.
Ces événements ne vont, évidemment, pas aider à améliorer l’image de l’entreprise et vont, bien au contraire, contribué à dégrader celle-ci. Au vu de l’incertitude qui plane sur l’avenir de Salmson, il est assez compréhensible qu’une grande partie de la clientèle visée (qui hésitait déjà, d’emblée, lors du lancement de la Randonnée, à faire l’acquisition d’un modèle vendu plus cher qu’une berline Hotchkiss) décide finalement de renoncer à en passer commande. Ce qui n’est guère étonnant, avec les nuages qui s’amoncellent au-dessus des usines Salmson et dont la presse (aussi généraliste que celle spécialisée dans l’automobile) ne se prive évidemment pas de se faire l’écho.
Il est, en effet, assez compréhensible que l’on hésite à passer commande pour un modèle si l’on n’a pas l’entière assurance que la voiture que l’on a commandé (souvent en versant un acompte, voire déjà payé l’intégralité du prix demandé) sera bien livrée dans le délai annoncé (ou, tout au moins, un délai raisonnable). Ainsi que l’assurance pour le client de trouver, assez près de chez lui, un concessionnaire de la marque qui sera en mesure d’en assurer l’entretien. A l’image de la plupart des constructeurs de voitures de prestige et autres « seconds couteaux »* de l’industrie automobile hexagonale, le réseau de vente de la marque Salmson n’était, déjà, guère développé. Mais avec les difficultés qui vont, soudainement, surgir, comme souvent en pareil cas, la plupart d’entre-eux choisiront d’abandonner celle-ci au profit d’un constructeur aux reins plus solides.
L’administrateur judiciaire réussit toutefois dans la mission qui lui a été confiée de trouver un repreneur pour Salmson. Le repreneur en question étant Jacques Bernard, à la tête de l’entreprise portant son nom, Bernard Moteurs. Un rachat qui ne sait, toutefois, pas fait sans provoquer des tensions au sein de la société Bernard Moteurs, puisque ce dernier a pris, en février 1952, la décision de racheter la Société des Moteurs Salmson (le nom officiel de l’entreprise*) contre l’avis de son entourage (notamment des membres de sa famille).
Après la disparition, quelques mois plus tard, de la S4, la Randonnée reste désormais le seul modèle disponible au catalogue. Si, en plus de la berline, une version cabriolet a également été présentée au Salon de Paris de 1951, les tumultes qui vont commencer à assaillir le constructeur très peu de temps après auront pour conséquence que celui-ci ne connaîtra qu’une carrière des plus confidentielles, puisque seuls 14 exemplaires en tout en seront réalisés ! La production automobile ayant d’ailleurs chuté brutalement, au point d’atteindre un niveau dangereusement et ridiculement bas, avec, en tout et pour tout,… moins de 90 voitures sortis d’usines durant l’année 1952 et à peine une soixantaine l’année suivante.
Jacques Bernard décide alors d’abandonner la production de la Randonnée et lance l’étude d’un nouveau coupé sportif, la 2 300 S, qui sera présentée au Salon automobile de Paris en octobre 1953. Conçu par le pilote et préparateur Eugène Martin (connu, en particulier, pour avoir exercer ses talents sur les moteurs Peugeot), celui-ci est d’ailleurs réalisé sur le châssis de l’ancienne Randonnée. Malheureusement, malgré des lignes fort réussies ainsi que plusieurs succès en compétition, la carrière du coupé 2 300 S ne sera guère plus brillante que celle de sa devancière, puisque celui-ci ne sera produit, au total, qu’à un peu plus de 220 exemplaires jusqu’au début de l’année 1957.
Entretemps, Jacques Bernard, n’ayant pas réussi à atteindre son objectif, qui était de rendre à la marque sa renommée d’autrefois et à la remettre sur les rails, jette l’éponge et cède celle-ci à l’homme d’affaires belge Matthieu Van Roggen, mais ce dernier n’aura guère plus de chance que Bernard. Si celui-ci fera étudier plusieurs projets pour une berline (l’un réalisé par le carrossier Henri Chapron et l’autre par l’Italien Rocco Motto), aucun d’entre-eux ne connaîtra de suite en série.
En février 1957, les usines Salmson de la rue du Point du Jour ferment leurs portes. Elles seront démolies peu de temps après et le site racheté et divisé entre plusieurs promoteurs immobiliers (la plupart à la réputation douteuse). Au 102bis de la rue du Point du Jour, qui était l’adresse officielle et où se trouvait autrefois l’entrée principale des usines Salmson se trouve aujourd’hui un groupe d’immeubles d’habitation.
Le nom de Salmson ne subsistant alors qu’à travers une société spécialisée dans la fabrication de pompes à incendie et d’articles de robinetterie, installée à Laval, dans la Mayenne. Jusqu’en 2019, date à laquelle la société prendra le nouveau nom de Wilo.
Philippe ROCHE
Photos WKIMEDIA
En vidéo https://www.youtube.com/watch?v=UHqqpO8D42Y&ab_channel=JustOneMore
Une autre Salmson https://www.retropassionautomobiles.fr/2023/12/salmson-2300-sport-grand-tourisme-populaire-a-la-francaise-partie-i/