DELAGE D6 3 LITRES - Le testament de Louis Delage.

DELAGE D6 3 LITRES – Le testament de Louis Delage.

Au lendemain de la guerre, à l’image de l’ensemble des constructeurs français qui ont survécu au Second Conflit mondial, qu’il s’agisse de ceux spécialisés dans les voitures de prestige ou de celles produisant, au contraire, des voitures populaires ou, même, des marques dites « généralistes », Delage s’emploie à se remettre sur pieds. Dans l’immédiat, l’avenir ne s’annonce guère lumineux, avec un contexte qui, dans les premières années de l’après-guerre, apparaît plutôt morose. Qu’il s’agisse du contexte politique, économique et social.

Les firmes comme Delage peuvent, toutefois, d’une certaine façon, s’estimer chanceuses, car elles font partie des rares constructeurs dont les modèles sont alors en vente libre. C’est-à-dire qui ne nécessitent pas d’obtenir une licence d’achat auprès des pouvoirs publics et de devoir s’inscrire sur une liste d’attente pour l’acquisition d’une voiture neuve. Une règle édictée par le Plan Pons (du nom du député qui en est à l’origine), qui régit l’ensemble de l’industrie automobile française depuis la Libération, en 1944, et qui restera en application jusqu’à la fin de la décennie. Celui-ci stipulant, entre autres, que les citoyens français qui n’exercent pas une profession considérée comme « prioritaire » (telle que médecin ou fonctionnaire) doivent se soumettre aux règles édictées plus haut. Avec une reprise de la production industrielle qui s’avère lente à se mettre en place, les matières premières, comme l’acier et le caoutchouc, se trouvent contingentées et la plupart des constructeurs se voient soumis à des quotas* fixés, entre autres, selon l’importance de leur production dans le secteur des utilitaires et/ou des véhicules agricoles. La priorité étant, évidemment, donnée à ces derniers pour aider à la reconstruction du pays.

DELAGE D6 3 LITRES - Le testament de Louis Delage.

Si les marques spécialisées dans les modèles de luxe se voient donc dispensées de la plupart des contraintes édictées par le Plan Pons, leur acquisition ne peut, toutefois, être réglées qu’en devises (en dollars américains, de préférence), dont la France a alors, là aussi, un grand besoin pour redresser son économie. Ce qui risquait fort de limiter, d’emblée, la clientèle à laquelle ces modèles pouvaient s’adresser. Pour en revenir à la marque Delage, lorsque l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale vint brutalement interrompre la production de ses voitures de luxe, la gamme se composait des modèles suivants : la DI-50, la D6-75 ainsi que les D8-100 et D8-120.

Au lendemain de la Libération, la direction de la firme, se montrant pragmatique et considérant (sans doute, à juste titre) que les imposants modèles haut de gamme à huit cylindres n’avaient plus vraiment leur place dans la France de l’après-guerre et que la clientèle potentielle de celles-ci était bien trop limitée, décidera de ne pas en reprendre la production. Si le projet d’un nouveau modèle haut de gamme, basé sur la Delahaye 180, sera bien présenté sur le stand de la marque au premier Salon Automobile de l’après-guerre, en octobre 1946, il restera, toutefois, sans suite. (Mis en grandes difficultés, comme beaucoup d’autres constructeurs, par les conséquences de la crise économique au début des années 30, Louis Delage s’était vu contraint, en 1935, de céder la firme qu’il avait fondée à l’homme d’affaires Walter Watney, déjà propriétaire du constructeur Delahaye). Ce dernier décide alors de rationaliser la production en abandonnant l’usine de Courbevoie, où étaient produits les modèles conçus sous l’égide de Louis Delage. La production étant alors transférée au sein de l’usine Delahaye située à Paris.

Après la guerre, le catalogue Delage ne propose plus, désormais, qu’un seul et unique modèle, la D6-3 Litres, motorisée, comme l’indique son appellation, par un 6 cylindres en ligne de 3 litres, décliné en deux versions : Normale et Olympic, de cylindrée identique (2 984 cc), mais différant par leur alimentation (d’un à trois carburateurs) et développant 90 ch pour la première et 100 chevaux pour la seconde. Le châssis sur lequel celle-ci est réalisée étant également proposé en deux longueurs d’empattement : 3,15 m pour la version Normale et 3,30 mètres pour l’Olympic. A l’image de la plupart de ses concurrentes nationales, la Delage D6 3 Litres est principalement vendue (tout du moins, à son lancement, au printemps 1939) sous forme de châssis nus, ce qui oblige donc, le plus souvent, le client à faire appel à un artisan-carrossier pour faire concevoir et réaliser (souvent, là aussi, entièrement sur mesure) la carrosserie de son choix.

DELAGE D6 3 LITRES - Le testament de Louis Delage.

La plupart des grands carrossiers français ayant rouvert les portes de leurs ateliers, une fois le conflit terminé, ils s’intéressent d’autant plus à la Delage D6 3 Litres que les marques de prestige françaises se sont quelque peu raréfiées suite à la guerre. Hispano-Suiza s’étant, ainsi, vu obligé de se concentrer sur la production de moteurs d’avions. Panhard, qui produisit, dans les années 30, ses célèbres Panoramic et Dynamic à moteurs sans soupapes habillées de carrosseries au style Art déco prononcé, a décidé de changer son fusil d’épaule. En présentant, à ce même Salon de 1946, sa nouvelle petite Dyna X motorisée par un bicylindre refroidi par air, une architecture mécanique à laquelle la marque restera fidèle jusqu’à la fin de ses activités automobiles en 1967. Quant à Gabriel Voisin, grand génie technique, mais piètre gestionnaire, il dû céder les rênes de la marque qu’il avait fondée peu de temps avant la guerre et le dernier modèle de prestige produit sous son nom, la C30, ne devra rien, ou presque, à son génie.

Aussi bien du côté des marques de voitures de luxe que des carrossiers qui habillent leurs châssis, tous ont sans doute bien conscience que les premiers temps de l’après-guerre risquent d’être durs. En revanche, ce que les uns comme les autres semblent ne pas avoir, véritablement ou suffisamment, prit conscience qu’à l’image de la France, le marché automobile, au sortir de ce conflit, avait profondément changé. Contrairement à ce dont ils semblaient convaincus, ils n’avaient pas compris qu’ils ne pourraient pas faire de cette guerre une parenthèse refermée, comme si cela n’avait été qu’un simple « cauchemar » et reprendre leurs activités là où la guerre les avait interrompus, en septembre 1939, exactement comme si rien n’avait eu lieu. Une erreur qui, moins de dix ans après la fin du conflit, allait, malheureusement, les conduire à leur perte.

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Pour en revenir aux carrosseries réalisées sur la Delage D6, le client n’a pas, lui-même, une idée précise du carrossier à qui il souhaite confier l’habilement du châssis dont il vient de faire l’acquisition (ce qu’est, toutefois, rarement le cas. La clientèle aisée, surtout lorsqu’elle est parisienne, connaissant fort bien et, souvent, depuis longtemps, les noms des meilleurs faiseurs dans ce domaine), les représentants des constructeurs ne se privent pas de leur recommander alors plusieurs carrossiers qui sont leurs partenaires attitrés. Entre autres Chapron, dont les ateliers sont installés à Levallois-Perret, devenu, depuis le milieu des années 1930, le carrossier attitré de Delage et Delahaye. (C’est d’ailleurs grâce à un autre précédent modèle de la première marque citée, la D8, présentée en 1929, que Henri Chapron a pu faire son entrée dans la « cour des grands » au sein de l’univers des carrossiers français et donner toute la mesure de son talent).

Un autre artisan carrossier habitué à exercer ses talents sur les châssis Delage est Letourneur & Marchand, non seulement à travers sa « maison-mère », mais aussi sa filiale Autobineau. La première, restant fidèle à des méthodes de travail entièrement artisanales, se réservant, assez logiquement, les réalisations les plus prestigieuses. Alors que la seconde, de son côté, se voit chargée des réalisations en petites ou en « demi-série » des modèles qui sont inclus au sein du catalogue Delage.

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Les dirigeants des deux marques ayant, en effet, compris, au sortir de la guerre, outre le fait que le public ayant les moyens de s’offrir leurs modèles n’était plus aussi nombreuse qu’autrefois, mais également que celle-ci (surtout au sein de la nouvelle génération) n’avait plus nécessairement envie de devoir acquérir un châssis, le faire livrer chez le carrossier de son choix et, ensuite, devoir attendre entre plusieurs semaines et plusieurs mois (selon le taux de remplissage du carnet de commandes du carrossier en question) pour prendre (enfin) livraison de sa voiture terminée. Aussi importants que soient leurs moyens, un nombre assez important de ces riches acheteurs souhaitaient, en effet, se voir livrés par le constructeur une voiture déjà entièrement terminée et donc prête à prendre la route. Peu leur importe, au final (contrairement à ce qui était le cas avant la guerre), que l’un de leurs voisins possède une voiture identique ou, en tout cas, assez similaire, à la leur. Ces acheteurs ne souhaitant, en effet, plus nécessairement une « pièce d’orfèvrerie sur roues » destinée, principalement, à engranger les trophées dans les concours d’élégance, mais bien, avant tout et surtout, une voiture pour rouler, parfois même sur de longues distances.

Les Delage réalisées par Autobineau (principalement des carrosseries fermées, telles que des berlines, coupés et coachs) sont, certes, moins chères et accusent aussi un poids moins important sur la balance, du fait d’un recours à des matériaux plus modernes et plus légers) que les réalisations de la plupart des carrossiers français. Si les cadences de production sont, certes, plus importantes que celles de Letourneur & Marchand, l’on reste, cependant, à cent (voire à mille) lieues de celles que connaîtront plus tard les carrossiers industriels tels que Bertone et Pininfarina en Italie ou Karmann en Allemagne.

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Si ces trois carrossiers se taillent la « part du lion » en ce qui concerne l’habillage des châssis des modèles Delage, d’autres noms bien connus de la carrosserie française, tels que Guilloré ou Pourtout réaliseront, eux aussi, quelques réalisations (plus ou moins) notables sur la Delage D6 3 litres. Contrairement à d’autres modèles de prestige produits en France à la même époque, la quasi-totalité des châssis de ce modèle passeront entre les mains d’artisans-carrossiers français, les exemplaires carrossés à l’étranger ne représentant qu’une très faible part de la production.

La marque parvient encore à décrocher quelques beaux trophées en compétition, notamment lors des 24 Heures du Mans en 1949 ainsi qu’en 1950, prouvant ainsi que le 6 cylindres en ligne, dont la conception remontait pourtant, alors, à près de vingt ans (au début des années 1930 donc) avait encore un certain potentiel dans ce domaine. Malheureusement pour la marque, comme pour Delahaye (qui, elle aussi, parvient, bien que parfois tant bien que mal) à décrocher quelques belles victoires, sur les circuits, mais aussi en rallyes, sur le plan commercial, à partir du début des années 50, les ventes connaissent une chute aussi brutale que rapide.

Il restera, en théorie, possible pour les (rares) clients encore intéressés de passer commande d’un exemplaire du châssis de la D6 3 Litres jusqu’en octobre 1954, date à laquelle se tiendra le Salon de l’Automobile de Paris. Même si, lors de cet événement, seules les voitures de la marque Delahaye seront encore présentes sous la nef du Grand-Palais des Champs-Elysées. Les quelques exemplaires de la 235 exposés, qui sera l’ultime modèle de la marque Delahaye, n’étant d’ailleurs là que pour écouler les stocks, sa production s’étant, en effet, arrêtée quelques mois plus tôt, après un peu plus de quatre-vingts exemplaires à peine. Celle des Delage, quant à elles, s’étant sans doute arrêté à la fin de l’année précédente, après le Salon de 1953, qui fut donc le dernier pour la firme fondée par Louis Delage. Ce dernier aura « heureusement » la « chance » de ne pas assister à sa disparition, étant décédé en décembre 1947, à l’âge de 73 ans.

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Pour en revenir à Delahaye, un signe qui a sans doute laissé présager aux visiteurs du Salon de l’Auto de 1954 que celui-ci sera le dernier pour le constructeur est le fait que celui-ci partageait un stand commun avec Hotchkiss. Les deux firmes ayant, en effet, annoncé leur fusion au printemps de la même année. Celles-ci n’ayant, toutefois, pas encore annoncé (en tout cas explicitement) leur décision d’abandonner, l’un comme l’autre, la production de leurs voitures de luxe (celle-ci n’étant officialisée qu’après la fermeture du Salon d’octobre 1954). A Saint-Denis tout comme rue du Banquier* à Paris, cela fait un certain temps déjà que les comptables de la marque Hotchkiss ne comptent plus vraiment sur les ventes de voitures de luxe pour faire tourner l’entreprise. Dans le cas de cette dernière aussi, celles-ci, en l’espace de quelques années à peine, ont fondu comme neige au soleil. Après l’arrêt de la production des ultimes Hotchkiss, la firme de Saint-Denis se consacrera exclusivement à la production des poids lourds ainsi que celle, sous licence, des Jeep-Willys américaines destinées, principalement, à l’Armée française.

Si, après 1954, Delage disparaît donc entièrement du paysage automobile français, Walter Watney restera toutefois propriétaire du nom de la marque jusqu’à sa mort en 1970.

Philippe ROCHE

Photos Wheelsage et Wikimedia

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