DELAGE DI 12 et D6-60 – L’alliance de la carpe et du lapin.
Dans la première moitié des années 1930, la crise économique fait des ravages, en Europe comme aux Etats-Unis (d’où elle est partie à l’automne 1929) fait des ravages. Au sein de l’industrie automobile, parmi les constructeurs qui se retrouveront en première ligne et seront les premiers à tomber figurent ceux spécialisés dans les voitures de prestige. En France comme ailleurs, de nombreuses fortunes se voient, ainsi, en quelques années et, parfois même, en quelques mois seulement, réduites à néant et les personnes possédant encore les moyens de faire l’acquisition d’une luxueuse Delage, comme d’une Hispano-Suiza, d’une Farman ou d’une Lorraine-Dietrich.
Au cours de la décennie précédente, Louis Delâge avait réussi à faire de la firme qui porte son nom et qu’il avait fondée en 1905, l’une des références incontournables parmi les représentants du luxe automobile à la française. Notamment avec le lancement de la première génération de la Delage D8 en 1929, laquelle (comme l’indique son appellation) sera le premier modèle de la marque à recevoir une motorisation à moteur huit cylindres. Elle permettra aux plus grands artisans-carrossiers français de l’époque de trouver, avec celle-ci, un nouveau châssis d’excellence sur lequel ils pourront, souvent, donner toute la mesure de leur talent, en particulier Henri Chapron, installé à Levallois-Perret, qui deviendra l’un des partenaires attitrés de la firme.
Malheureusement, ses ventes restent fort limitées et même l’étude et le lancement de nouveaux modèles plus « raisonnables », notamment les différentes déclinaisons de la D6 à six cylindres et, même, la commercialisation d’une D4 d’entrée de gamme qui s’accommode d’un simple quatre cylindres, ne permettront pas à la firme de se remettre sur les rails. En avril 1935, Louis Delâge se voit contraint de jeter l’éponge, en étant obligé de fermer son usine de Courbevoie et de licencier les quelque 3 000 hommes qui y travaillaient.
C’est l’homme d’affaires Walter Watney (d’origine britannique, comme le laisse indiquer la consonance de son nom), qui va permettre de relancer la marque, en rachetant les parts détenues par Louis Delâge, lequel décide alors (bien qu’un peu contraint et forcé) de se retirer des affaires. Pour des questions de rationalisation des coûts de production, assez pragmatiques en ces temps de climat économique morose, Watney décide que la production des nouveaux modèles Delage sera assurée au sein de la même usine que les Delahaye. Si Louis Delâge conserve un siège au sein du conseil d’administration de la nouvelle société constituée avec Walter Watney, il s’agit, avant tout, d’un poste, en grande partie, honorifique.
Une partie des proches collaborateurs du premier (cadres, ingénieurs et autres) ayant fait le choix de continuer leur carrière au sein de l’usine Delahaye, dès l’été 1935, soit quelques mois à peine après que l’usine Delage de Courbevoie ait fermé ses portes, l’équipe placée sous la direction d’Arthur Michelat, l’ancien ingénieur en chef de la firme, commence déjà à plancher sur l’étude d’une nouvelle génération de modèles. Si celle-ci est basée (en tout cas, s’agissant de la plupart des modèles) sur les modèles de la gamme Delahaye et en reprendra donc un certain nombre d’éléments, les nouvelles Delage ne se contentent, toutefois, pas d’être de simples Delahaye « rebadgées » et conservent donc, sur bien des points, leur personnalité propre.
En ce qui concerne Delahaye, si la marque fut, pendant longtemps, un constructeur que l’on pourrait qualifier de « généraliste », l’apparition sur le marché, juste après la Première Guerre mondiale, de Citroën, va obliger plusieurs autres grands constructeurs français, en particulier Peugeot et Renault, à se convertir, eux aussi, à la production en grande série. A l’image d’autres constructeurs, ne disposant, cependant, pas des moyens financiers suffisants pour opérer une telle mutation, décident alors, de leur côté, de se recentrer sur la production de voitures de luxe. Celles-ci faisant encore largement appel à des méthodes de production, en grande partie, artisanales (même si, comme la suite le montrera, cela ne sera pas le cas éternellement, en France comme ailleurs).
Dans les dernières années du « règne » de Louis Delâge, la firme s’est donc essayée, afin de tenter de faire face aux effets de la crise avec la D4 (bien que sans grand succès, notamment à cause de prix de vente trop élevés par rapport aux autres modèles de même catégorie). Si, du côté de Delage, celle-ci se veut toujours, avant tout, une marque spécialisée dans l’automobile de prestige, la nouvelle direction juge, néanmoins, nécessaire (ou, à tout le moins, utile) de continuer à être présente sur le marché des voitures de catégorie « intermédiaire ». Une appellation à la signification parfois un peu « floue », mais où l’on retrouve des constructeurs comme Hotchkiss.
Pour remplacer la D4, la nouvelle équipe composée des cadres et ingénieurs de Delage et Delahaye va, ainsi, créer la DI-12, basée sur le Type 134 produit par cette dernière et dont elle reprend une grande partie des organes mécaniques (moteur, boîte de vitesses et autres). L’emprunt à la Traction du quai de Javel se résumant, toutefois, à la carrosserie, la motorisation ainsi que tous les autres éléments de la fiche technique étant issus de la « banque d’organes » de Delahaye. A l’image du quatre cylindures de 2 150 cc et 45 ch (ce qui, comme l’indique son appellation, place la DI-12 dans la catégorie des modèles de 12 CV fiscaux). Celui-ci étant accouplé, en série, à la boîte quatre vitesses de fabrication « maison », mais pouvant aussi recevoir, en option, l’excellente boîte électromagnétique Cotal.
Un cran au-dessus se situe la D6-60, laquelle hérite d’un six cylindres étudié par l’ingénieur Michelat, peu de temps avant la reprise de Delage par Delahaye, affichant, initialement, une cylindrée de 2 335 cc (laquelle sera ensuite légèrement augmentée, passant ainsi à 2 528 cc au cours de l’année 1936), la puissance étant, quant à elle, de 67 chevaux. Dans le cas de la D6-60, les performances se situaient dans la moyenne des modèles de sa catégorie, mais sans plus. Le cabriolet étant ainsi donné pour une vitesse de pointe de 120 km/h, soit à peine mieux que la berline DI-12, qui, pour sa part, atteignait à peine les 110 km/h. Il est vrai que cette dernière se trouvait quelque peu handicapée par un poids supérieur à celui de la Traction (1 280 kg au total, dont 810 kg rien que pour le châssis roulant), même si le moteur Delage ainsi qu’une transmission à quatre vitesses (la Traction devant se contenter de trois seulement) devait lui permettre de faire preuve d’un comportement routier plus vif que celui des Citroën.
Lorsque s’ouvre le Salon de l’automobile sous l’imposante verrière du Grand Palais des Champs-Elysées, en octobre 1936, un certain nombre des visiteurs qui se rendent sur le stand de la marque Delage ne manquent pas d’être intrigués en découvrant la nouvelle berline DI-12 ainsi que la version cabriolet de la D6-60. Ceci, car tous ceux qui sont un tant soit peu observateurs ainsi qu’un minimum de mémoire visuelle (surtout s’ils sont passés, juste avant, par le stand de la marque aux chevrons) ne manquent pas d’examiner les deux modèles Delage en question d’un air, à la fois, étonné et quelque peu suspicieux. Sans doute parce qu’ils leur trouvent une ressemblance assez troublante avec les Traction Citroën. A tel point que si leur proue n’arborait pas la nouvelle calandre inclinée, caractéristiques des nouveaux modèles Delage produits par Delahaye, ces mêmes visiteurs pourraient croire avoir à faire à la berline ainsi qu’au cabriolet des Tractions Avant de Citroën.
Et pour cause ! Bien que les raisons exactes soient, aujourd’hui encore, assez floues, il semble que ce soit (entre autres ou en premier lieu) pour des raisons d’économie que la direction de Delahaye aient conclu, auprès de la firme du quai de Javel, un contrat pour la fourniture, par cette dernière, des carrosseries des berlines et cabriolets des Tractions 11 CV. S’il semble que le projet initial des responsables de Delage soit également d’inclure au catalogue une version coupé de la D6-60 qui aurait reçu la carrosserie du faux-cabriolet Traction (pour reprendre l’appellation utilisée au catalogue Citroën pour désigner le coupé), mais il semble que cette version n’ait, finalement, jamais été commercialisée.
L’accueil de la clientèle visée, ainsi que du public comme de la presse automobile en général, se révélera, toutefois, assez « tiède » ou « mitigée ». Pour ne pas dire plus ! D’aucuns, aussi bien parmi les uns que les autres, n’hésitant pas, en effet, à les qualifier, sans détour, de modèles « bâtards ». Les clients intéressés par l’achat d’une Delage à quatre ou six cylindres d’entrée de gamme (avant tout pour le prestige du nom ainsi que la réputation de qualité de fabrication attachée à celui-ci, mais qui n’avaient pas les moyens de s’offrir les imposantes et luxueuses D8) ne désirant pas rouler dans un modèle dont la carrosserie provient, en réalité, d’un modèle aux origines trop « plébéiennes ». Quant à la clientèle traditionnelle de Citroën, ainsi que celle des autres grands constructeurs français, outre l’image trop « bourgeoise » attachée aux noms de Delage comme de Delahaye, ces « Delage du peuple » leur apparaissent, de toute manière, trop chères en comparaison avec les modèles de catégorie similaire produits par Citroën, Peugeot ainsi que Renault. Ainsi, à titre de comparaison, un cabriolet D6-60 était affiché, au tarif du Salon de 1936, 47 900 F, soit quasiment le double du prix d’une Traction 7 C décapotable !
S’il est vrai que les hommes du bureau d’études, commun à présent, donc, aux deux marques, se sont rendu compte que les carrosseries des Tractions Citroën s’adaptaient très bien aux châssis des nouvelles Delage, en tout cas en ce qui concerne les dimensions, la greffe ne sera, toutefois, pas aussi facile et l’opération, au final, pas si économique que ce qu’ils espéraient. Il faut, en effet, rappeler que les nouvelles Tractions de la marque aux chevrons sont, toutes, quelle que soit leur carrosserie, réalisées sur une structure monocoque et reçoivent une transmission aux roues avant. Alors que l’ensemble des modèles de la gamme Delage, qu’il s’agisse des modèles d’entrée comme de haut de gamme, restent fidèles au châssis traditionnel ainsi qu’à la propulsion. Une fois les caisses des berlines et cabriolets Citroën Traction livrées à l’usine Delahaye, il faut, alors, commencer à découper le soubassement afin d’aménager un emplacement pour le passage du tunnel et de l’arbre de transmission avant de, finalement, les greffer sur les châssis des DI-12 et D6-60. Ce qui explique sans doute, en partie, l’écart de prix assez conséquent entre les Citroën qui ont « prêté » leurs carrosseries et les modèles Delage qui en ont « bénéficié ». Les guillemets sont voulus, notamment dans le cas de ces dernières, car, commercialement parlant, cette sorte d’alliance de la carpe et du lapin sera un véritable bide.
Il est donc facile de deviner et de comprendre pourquoi la sauce n’a pas (du tout) pris. Au point que la DI-12 comme la D6-60 seront retirés du catalogue dès le mois de septembre 1937 (juste avant, donc, la présentation des modèles Delage et Delahaye de l’année-modèle 1938). Des trois modèles à six cylindres de la gamme du millésime précédent, à savoir les D6-60, D6-70 et D6-80, seule la deuxième citée est maintenue en production (sans doute parce qu’il était le modèle le plus vendu du trio). Une réorganisation de la gamme qui marquera la disparition de ces modèles « hybrides » (au sens originel du terme). Ceux-ci disparaissant ainsi dans l’anonymat le plus complet et dans l’indifférence générale. La clientèle traditionnelle comme la direction de la firme les ayant rapidement rejetées dans l’oubli, voire même ont tout fait pour les faire disparaître comme s’ils n’avaient jamais existé. A tel point que l’on ignore, aujourd’hui, le nombre exact d’exemplaires qui en ont été produits. Dans les deux cas, celui de la DI-12 ayant reçu la carrosserie de la berline Traction, comme dans celui du cabriolet D6-60 habillé du cabriolet Traction Avant, la production ne doit, toutefois, certainement pas excédé une « grosse poignée ».
Le genre d’alliance contre nature dont l’histoire de l’automobile est, cependant, plus « riche » qu’on ne le croit. L’histoire de ces deux modèles de la marque Delage rappelant assez fortement, sur un certain nombre de points, celle de l’Aston Martin Cygnet (pour ne citer qu’un exemple pris au hasard), laquelle n’était, en réalité, rien d’autre qu’une Toyota IQ redessinée et avec une présentation intérieure ainsi qu’un équipement nettement plus cossus. Alors qu’à son lancement, il était prévu d’en produire environ 4 000 exemplaires par an, la production s’arrêtera à l’automne 2013, soit moins de deux ans après sa présentation, après que 150 exemplaires, en tout et pour tout, en aient été produits. Comme dans le cas des Delage DI-12 et D6-60, on pourrait, en effet parler, dans le cas de l’Aston Martin Cygnet, d’une flagrante « erreur de casting ».
Philippe ROCHE
Photos Wheelsage et Wikimedia