CHRYSLER C-300 – 300 E, Grand Tourisme à l’américaine.
A la suite du désastre commercial de l’Airflow (produite de 1934 à 1937), conséquence indirecte mais bien réelle et profonde de celui-ci, la nouvelle direction du groupe se montre désormais des plus réservée à toute innovation trop radicale en matière de style. Sans aller jusqu’à dire que les modèles du constructeur de Highland Park (qu’il s’agisse des Chrysler, des Dodge, des DeSoto ou des Plymouth) affichent une allure désuète, il est néanmoins manifeste que les stylistes du groupe se contentent désormais de « suivre le courant ». Les lignes modèles des différentes du troisième grand groupe automobile américain (en terme de taille et de chiffres de ventes) n’étant ni plus « conservatrices » ni plus innovantes que celles de leurs concurrentes. Une sorte de « juste milieu » en matière d’esthétique où la clientèle des différentes marques du groupe comme la direction de ce dernier semble avoir parfaitement trouvé son compte, au point que cette politique a, rapidement, été presque érigée en dogme.
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Si ce « conservatisme modéré » ou, à tout le moins, ce « classicisme de bon aloi » fera un temps le succès des modèles du groupe Chrysler, lui permettant d’éponger rapidement les pertes engendrées par la mévente (assez catastrophique) de la trop avant-gardiste Airflow, à partir de la fin des années 40, il en marquera aussi la limite. Alors que l’Amérique, au sortir de la Seconde Guerre mondiale dont elle est le grand vainqueur, a retrouvé sa prospérité d’antan (qui s’était effondrée à la suite de la crise économique de 1929), au sein de l’industrie automobile, Chrysler commence à marquer le pas face à ses concurrents (en particulier des deux autres grands groupes, GM et Ford), le conservatisme affiché de ses modèles commençant à lasser quelque peu la clientèle. Tous les Américains, quelque soit leur classe sociale, ayant désormais envie de profiter pleinement de ce nouvel « âge d’or » et d’afficher, sans complexes, leur nouveau pouvoir d’achat. Et quoi de mieux pour cela qu’une nouvelle voiture ? Et pour mieux l’afficher clairement, devant leur famille, leurs voisins et leurs collègues de travail, il faut des voitures habillées de carrosseries aux lignes « clinquantes », voire « exubérantes ».
Or, l’air trop « guindé » des productions de Highland Park sont à l’opposé complet de ce qu’attendent et de ce que demandent les acheteurs. Il n’y a qu’à mettre côte à côte une Cadillac et une Chrysler Imperial (qui officient toutes deux dans la même catégorie, celle des voitures de luxe) pour s’en rendre compte. On ne s’étonnera donc pas qu’au début des années 50, les ventes des modèles du groupe Chrysler (toutes marques confondues) commencent (d’abord lentement mais sûrement, et, ensuite, de plus en plus rapidement au fil des ans à s’éroder). Consciente que leurs produits ne sont plus vraiment au goût du jour, la direction de Highland Park se décide alors à réagir. Si, dans le domaine de style, les acheteurs devront cependant attendre jusqu’au milieu des années 50 (avec la présentation des modèles du millésime 1955, qui seront les premières voitures de série du groupe dessinées par le talentueux styliste Virgil Exner), en ce qui concerne les motorisations qui sont montées sur celles-ci, le renouveau, lui, à déjà commencé.
Ce renouveau, sur le plan technique, débute lors de la présentation des modèles du millésime 1951, à l’occasion duquel est également présentée une mécanique d’un nouveau genre au sein du groupe, le moteur Fire Power. En plus d’être le premier V8 du groupe Chrysler, ce moteur à course courte se caractérise surtout par ses chambres de combustion hémisphériques qui lui permettent d’afficher un excellent rendement et constitue une base mécanique très prometteuse en terme de développement. Avec 180 chevaux, pour une cylindrée de 5,4 litres, il offre même 20 ch de plus que le V8 Cadillac de cylindrée équivalente (présenté trois ans auparavant et qui était alors considéré, avec son alter-ego chez Oldsmobile, comme le V8 le plus moderne de son temps). Un rendement qui lui permet de décrocher le titre de moteur le plus puissant du marché américain et va permettre au groupe Chrysler, ainsi qu’à la marque éponyme, d’acquérir une image de constructeur de modèles à hautes performances qu’elle n’avait encore jamais eu jusqu’ici. En plus de récolter de nombreuses louanges de la part de la presse spécialisée (notamment du magazine Road & Track, qui, bien qu’il soit l’une des plus importantes revues de la presse automobile américaine, s’est souvent montrée assez critique à l’égard des modèles de Detroit), elle va aussi permettre à la marque de briller dans un domaine où elle ne s’était guère illustrée jusqu’ici, la compétition. Le premier à avoir réalisé tout le potentiel du nouveau V8 Chrysler est sans doute Briggs Cunningham. Ce dernier, en plus de s’adresser directement aux dirigeants de Chrysler pour obtenir un lot de ces nouveaux moteurs dont il veut équiper les voitures de se création qu’il a l’intention d’aligner aux 24 Heures du Mans, va même leur en réclamer une version plus poussée. Les ingénieurs de Chrysler vont alors équiper le V8 Fire Power de quatre carburateurs, d’un arbre à cames à hautes levées ainsi de pipes spéciales qui vont faire bondir sa puissance à un niveau impressionnant : pas moins de 310 chevaux ! Un rendement phénoménal qui permettra à Cunningham de se hisser à la troisième place du podium au classement général à l’issue de l’épreuve mancelle en 1953 et 1954.
Si, sur le plan des ventes, les millésimes 1953 et 54 vont s’avérer extrêmement décevants, la révolution stylistique est déjà en marche à Highland Park. Grâce au soutien de l’un des principaux cadres de Chrysler, Lum « Tex » Colbert, qui à réussit à convaincre le PDG du groupe, Kauffman Keller, de donner carte blanche à Exner pour redessiner entièrement les modèles du groupe qui doivent être présentés pour l’année-modèle 1955, celui-ci marquera une rupture profonde ainsi qu’un véritable renouveau pour le groupe Chrysler. Baptisé fièrement, et sans complexe, le « 100 millions dollar look », le nouveau style développé par Virgil Exner va immédiatement faire mouche auprès de la clientèle, qui vont le niveau de ses ventes prendre enfin un nouvel et salutaire élan. Le benjamin des « big three » n’a désormais plus à rougir de la comparaison avec ses deux principaux rivaux et à montré à ces derniers que, sur le marché automobile américain, qui est alors en plein essor, il leur faudrait désormais compter avec lui.
Maintenant que Chrysler a achevé sa transformation et son renouveau, la direction et surtout les ingénieurs de Highland Park peuvent désormais passer à l’étape suivante, c’est-à-dire faire passer le moteur hémisphérique à la vitesse supérieure. Menés par Robert Rodger, ces derniers ont déjà donné un aperçu de ce que sera la seconde génération du V8 « hemi » en appliquant à certains modèles de la série New Yorker des modifications et améliorations inspirées de celles qu’ont reçues les voitures alignées à la Mexican Road Race. L’une d’elles remportera d’ailleurs le Nascar Grand National, à la vitesse moyenne de 143 km/h. Seuls quelques clients privilégiés aura toutefois le privilège de pouvoir acquérir ce modèle à hautes performances, disponible uniquement sur commande spéciale.
Cette version très spéciale et sportive de la New Yorker n’était toutefois qu’un prélude, une sorte de « galop d’essai » avant la présentation, à l’occasion du millésime suivant, d’un modèle à part entière. Si la carrosserie de cette nouvelle « GT à l’américaine » reprend, tout simplement, celle du coupé hard-top (sans montants) de la série New Yorker et se différencie uniquement de cette dernière par sa double calandre empruntée à l’Imperial. (Le modèle haut de gamme de Chrysler, qui, pour mieux lui permettre de concurrencer les Cadillac et les Lincoln, ses principales rivales, abandonne son statut de « simple » modèle haut de gamme de la marque et devient une division à part entière). Elle se distingue aussi des autres modèles du catalogue Chrysler par sa décoration simplifiée sur les flancs. Elle n’offre toutefois qu’un seul et unique coloris (beige) pour la sellerie en cuir et seulement le choix entre trois teintes pour la carrosserie : gris platine, rouge tango ou noir. Sous son capot, cette version sportive voit son V8 Fire Power modifié en profondeur, celui-ci recevant en effet toute une série de modifications techniques (des poussoirs mécaniques au lieu d’hydraulique, un arbre à cames semblable à celui utilisé par Cunningham sur ses voitures des 24 Heures du Mans, un vilebrequin renforcé ainsi qu’une alimentation assurée par deux carburateurs Carter quadruple corps) qui lui permettent d’atteindre sans difficulté la barre, hautement symbolique, des 300 chevaux. Elle reçoit également une suspension renforcée, des freins assistés ainsi que la transmission automatique Powerglide dont elle est équipée de série. (Un seul et unique exemplaire sera équipé, sur commande spéciale, d’une boîte mécanique). Dévoilé au public à la fin du mois de janvier 1955, cette nouvelle Chrysler à hautes performances reçoit l’appellation C-300. Bien que c’est la naissance du V8 Fire Power, quatre ans plus tôt, qui en ait été le précurseur, il s’agit bien ici du premier modèle de la marque qui revendique clairement sa vocation sportive. Il est affiché au prix de 4 110 dollars, (au départ de l’usine, un tarif auquel il faut donc, évidemment, ajouter les frais de transport chez le concessionnaire), soit 10 % de plus qu’un coupé de la série New Yorker mais aussi 13 % de moins qu’ un coupé Imperial. Etant donné le caractère assez exclusif de ce nouveau modèle, à la clientèle très « spécifique » à laquelle il s’adresse ainsi que son tarif assez élitiste, Chrysler ne s’attend guère en à vendre plus de 1 500 exemplaires pour l’année-modèle 1955. Au final, bien que fort modeste au demeurant (surtout en comparaison avec celle des autres modèles de la gamme Chrysler), il en sera produit, au final, 1 692 exemplaires (auxquels il faut ajouter 32 voitures vendues à l’étranger et un châssis nu qui sera par la suite équipé d’une carrosserie spéciale, lui aussi vendu à l’exportation).
En plus de ses performances et de ses qualités routières, aussi réelles qu’éclatantes et qui lui permettent de surclasser sans guère de difficultés ses « rivales » produites par les autres constructeurs de Detroit, qui lui attire rapidement les éloges de la presse automobile, c’ est toutefois, avant tout, grâce à la compétition la nouvelle Chrysler C-300 va conquérir ses lettres de noblesse.
La notoriété et les lauriers que les Chrysler 300 ont acquis en course, sur l’asphalte des circuits comme sur les pistes de terre battue, c’est à Carl Kiekhaefer, le patron de la société Mercury (celle-ci n’ayant aucun rapport avec la division éponyme du groupe Ford), spécialisée dans les moteurs de hors-bord, qu’elles le doivent. Passionné par la compétition automobile, ce dernier sponsorise, en 1951, l’engagement de plusieurs de Chrysler Saratoga au sein de l’une des plus célèbres (et aussi des plus dures) épreuves de la course automobile ayant lieu sur le continent américain, la Carrera Panamericana où elles ne manqueront pas de se faire remarquer par les organisateurs de l’épreuve comme par la presse et le public. Encouragé par ces débuts prometteurs, il passe rapidement à la vitesse supérieure et, en 1955, son écurie engage trois coupés C-300 qui récolteront un très beau palmarès, puisqu’au terme de la saison, elles auront réussi à s’adjuger pas moins de 37 victoires, dont 23 épreuves sur les 40 que compte alors le championnat américain Nascar pour les voitures de série.
L’année suivante, les voitures engagées par Kiekhaefer (des coupés C-300 ainsi que plusieurs exemplaires de la nouvelle 300 B) se hisseront 19 fois sur le podium sur les 38 courses qu’elles auront disputées. Lors de la semaine de Daytona, une Chrysler 300 B équipée d’une boîte mécanique sera d’ailleurs chronométrée à la vitesse de 224,25 km/h lors de ses deux passages sur le sable de la célèbre plage de Floride.
La carrière des Chrysler 300 en compétition se verra toutefois brutalement écourtée lorsque, alors que la saison 1957 bat son plein, les constructeurs se voient (fermement) « recommandés », par la fort puissante American Manufacturers Association, de ne plus s’engager en compétition. Si les successeurs des coupés C-300 et 300 B continueront à engranger plusieurs victoires significatives, souvent dans des épreuves importantes, celles-ci n’auront toutefois plus le même retentissement qu’avant auprès du public et seront toutes dues à des initiatives d’écuries privées.
A dire vrai, le terme de « rivales » mentionné plus haut n’est à utiliser qu’avec des guillemets et il faut entendre par là des modèles concurrents dont les moteurs offrent des puissances similaires, mais sans avoir pour autant tous, contrairement à la Chrysler, de véritable caractère sportif. A bien des égards, le coupé Chrysler C-300 peut être considéré comme l’ancêtre des muscle cars, même si ces derniers ne deviendront un genre à part entière et ne prendront véritablement leur essor qu’une dizaine d’années plus tard. En tout cas, l’apparition de celle que l’on peut, à bon droit, considérer comme le premier modèle « grand tourisme » (ou GT) à l’américaine (même si cette appellation peut alors sembler un peu inadéquate, ou, à tout le moins, osée pour une voiture américaine, celle-ci étant, jusqu’ici, quasiment réservée aux modèles européens, elle lui correspond toutefois parfaitement) va très vite convaincre les autres constructeurs de Detroit de se lancer eux aussi dans cette voie. Avant l’arrivée de la Chrysler C-300, les constructeurs américains avaient déjà créé, dans le passé, des bolides aux moteurs surpuissants qui s’était illustrée dans toutes les grandes épreuves de la course automobile aux Etats-Unis. Mais, jusqu’alors, il s’agissait toujours de voitures exclusivement destinées à la compétition et qui n’étaient donc absolument pas conçues et inappropriées pour un usage « civil » sur les routes des villes ou des campagnes d’Amérique. C’est donc bien le constructeur de Highland Park qui fut le premier à oser franchir le pas, en inscrivant à son catalogue un modèle auquel on pourrait d’ailleurs apposer l’appellation « compétition-client ». Ce terme désignant les voitures qui peuvent quasiment être engagées « telles quelles » en compétition (aussi bien dans des courses amateurs qu’au sein des épreuves officielles) c’est-à-dire sans avoir besoin d’aucune véritable modification, qu’elle soit technique ou autre.
Même s’il est vrai qu’avec 1 818 kg (à vide) sur la balance, la Chrysler C-300 n’a rien d’un poids plume, les 300 chevaux de son V8 de 5 424 cc suffissent amplement pour lui permettre de dépasser sans problèmes le seuil des 200 km/h. Plus que les bénéfices « directs » (c’est à dire résultant des voitures vendues), ce sont, toutefois, avant tout et surtout, les bénéfices « indirects » qui vont profiter au groupe et à la marque Chrysler. En effet, grâce à elle (à ses performances comme au nouveau look dut au talentueux coup de crayon de Virgil Exner), à ses performances, aux articles laudateurs (et quasi unanimes) émanant des revues spécialisées ainsi qu’aux trophées qu’elle va rapidement commencer à truster dans les différentes épreuves où elle sera engagée, la marque a brillamment réussi à rajeunir et à revaloriser son image auprès du public. Conscients, dès le départ, de la notoriété et de sa capacité à attirer l’attention et à mettre en valeur le reste des modèles de la gamme, les dirigeants de Chrysler décident alors, quasiment sans aucune hésitation, de la reconduire au catalogue pour le millésime suivant.
De prime abord, celle qui succède au coupé C-300 au sein de la gamme Chrysler de l’année-modèle 1956 ne diffère toutefois guère, extérieurement, de sa devancière. La face avant restant quasiment identique à celle de la C-300, à l’arrière, en revanche, le pare-chocs est redessiné, ne débordant plus sur les ailes et reçoit, à ses deux extrémités, d’imposants butoirs, de forme inclinée, rejoignant les feux. Etrangement, ce nouveau coupé (qui n’est dévoilé qu’en janvier 1956, au Salon de Chicago, , alors que le reste de la gamme de ce millésime a été présentée en septembre 1955) reçoit la dénomination 300 B, alors qu’ il n’ y a pas eu, avant elle, de modèle avec l’appellation 300 A et que la puissance de son moteur (dont la cylindrée atteint à présent les 5 800 cc) dépasse désormais largement les 300 ch, puisqu’il en développe désormais 340 et même 355 lorsqu’elle est équipée de l’option « haute compression », ce qui représente plus que le chiffre de la cylindrée en cubic inches (ou ci, l’unité de mesure américaine pour la cylindrée des moteurs). Ce qui ne manquera évidemment pas d’impressionner fortement le public en lisant sa fiche technique (même si ce sera, malheureusement peut-être, un cas unique dans l’histoire de la lignée des Chrysler 300). Malgré une augmentation du poids total, qui frôle désormais les deux tonnes (1 979 kg à vide très exactement), le coupé 300 B peut toujours, et parfaitement, revendiquer l’appellation de voiture sportive avec une vitesse de pointe de 225 km/h. Etant donné son caractère et sa vocation sportive clairement revendiquée, le coupé 300 B est à présent disponible avec une boîte mécanique (due aussi, probablement, au fait que la plupart de ses concurrentes européennes en sont équipées de série) ainsi que l’air conditionné ou encore… un tourne-disques hi-fi (l’ancêtre du lecteur CD). Des équipements de confort dont sont encore dépourvues ses rivales venues du Vieux Continent, et qui montre que, comme toute vraie américaine qui se respecte et aussi sportive qu’elle soit, le confort des occupants n’est absolument pas sacrifié sur l’autel des performances. Involontairement ou inconsciemment, il s’agit là, sans doute, du début de la voie vers l’embourgeoisement, une tendance qui ne fera que s’accentuer avec le temps et qui touchera d’ailleurs la plupart des sportives américaines, (la Ford Thunderbird en est un exemple frappant), montrant ainsi que, pour la grande majorité des acheteurs américains, le confort prime, bel et bien, sur la vitesse et la puissance pure. Est-ce à cause de « l’effet nouveauté » qui est désormais passé ou que le marché automobile américain commence à connaître une régression générale des ventes (ou les deux à la fois) ? Toujours est-il que la production de la Chrysler 300 B se limitera, en tout, à 1 102 exemplaires.
Parallèlement au début de cette course à la puissance à laquelle commence à se livrer le groupe Chrysler ainsi que ses deux grands concurrents, Ford et General Motors, après avoir signé son très réussi « 100 millions dollar look » des millésimes 1955 et 56, Virgil Exner se remet rapidement au travail sur sa planche à dessin et s’apprête à innover et à révolutionner à nouveau les lignes des Chrysler de l’année-modèle 1957. Ce nouveau style, baptisé par son créateur le « Forward Look », qui sera appliqué non seulement sur les Chrysler mais aussi sur tous les modèles des autres divisions du groupe (Dodge, Plymouth et DeSoto) va, à nouveau (et même plus encore qu’auparavant), susciter l’admiration et même la stupéfaction de la presse et du public (ainsi que de la concurrence). Si, lorsque l’on évoque les voitures américaines de la fin des années 50, on pense inévitablement, et en premier lieu, aux fantastiques Cadillac de 1959, il faut aussi rappeler que les modèles du groupe Chrysler des années-modèles 1957 à 1959 ont aussi contribué, pour une grande part, à l’image d’extravagance que revêtent aujourd’hui, au pays de l’Oncle Sam comme en Europe, la plupart des voitures américaines de cette époque. Tout comme leurs devancières, les modèles issus du « Forward Look » ont montré que le talent de designer de Virgil Exner n’avait rien à envier à celui de son grand rival de chez General Motors, Harley J. Earl. On peut d’ailleurs se dire que c’est justement le lancement de ces nouveaux modèles, dont les lignes l’ont sans doute fortement impressionné, qui aient incité ce dernier a vouloir faire encore mieux que les modèles du groupe Chrysler. Une surenchère en matière de style qui ne fera toutefois pas l’unanimité, loin de là. Si elles sont aujourd’hui considérées par tous comme des modèles cultes, lors de leur présentation, les Cadillac du millésime 1959 recevront, en effet, de vives critiques de la part du public comme de la presse, qui jugeront leurs lignes (en particulier leurs ailerons de taille monumentale, qui seront les plus grands de toute la production américaine) comme trop « baroques » et excessives. Exner n’échappera toutefois pas, lui non plus, à ce genre de critiques et les derniers modèles qu’il dessinera pour le groupe Chrysler, au début des années 60, seront, eux aussi, jugés aussi extravagants qu’ « anachroniques » ou démodés. L’exubérance en matière de style n’étant désormais plus à la mode.
Pour l’heure, en tout cas, les lignes des nouvelles Chrysler, Dodge, Plymouth et DeSoto remportent tous les suffrages. Elles se caractérisent par leurs flancs lisses, leurs ailes arrière en pente constante et leurs doubles phares à l’avant. Ces derniers constituant, là aussi, une nouveauté, le seul autre modèle qui en est alors équipé est la Cadillac Eldorado Brougham. Ils vont toutefois rapidement devenir à la mode et, dès l’année suivante, équiperont un grand nombre de modèles de la production américaine.
Au sein de la lignée des Chrysler 300, le nouveau modèle qui succède au coupé 300 B est (logiquement) baptisé 300 C (qu’il ne faut toutefois pas confondre avec le coupé C-300 de 1955) se distinguent quant à elle, des autres modèles de la gamme par une calandre proéminente. Si le millésime 1957 marque un tournant et même une révolution en matière de style, il en est de même sur le plan technique. Si le moteur suit la tendance du moment, qui tend vers une augmentation régulière et constante de la cylindrée et de la puissance (le V8 revendique à présent 6 426 cc et 375 à 390 chevaux), le reste des organes mécaniques bénéficient, eux aussi, d’une série d’évolutions bienvenues. Notammentt avec l’adoption d’un train avant équipé de barres de torsion ainsi que d’une boîte de vitesse automatique Torqueflite qui, si elle ne comporte que trois rapports, est toutefois plus évoluée que l’ancienne Powerglide (la boîte mécanique restant, quant à elle, toujours disponible). L’autre nouveauté marquante pour le millésime 1957 est l’élargissement de la gamme avec l’apparition, pour la première fois dans l’histoire de la lignée des 300, d’une version cabriolet, ce dernier recevant une sellerie en cuir beige identique à celle qui équipe le coupé.
En cette année 1957, le marché automobile aux Etats-Unis subit une forte récession, tous les constructeurs voyant les ventes de leurs modèles full-size chuter d’environ un tiers. Le groupe Chrysler n’y échappe malheureusement pas et est même encore plus affecté que les autres, car c’est à cette époque que la demande du public pour des modèles de taille plus compacte commence véritablement à devenir importante. Or, contrairement à la plupart de ses concurrents, Chrysler, n’ayant, manifestement, pas cru au potentiel de ce marché émergent, n’a aucun modèle de ce genre à proposer à son catalogue, que ce soit dans les gammes Chrysler, Dodge, Plymouth ou DeSoto. Conséquence : parmi les grandes marques, et hormis les (derniers) constructeurs indépendants, le groupe de Highland Park va presque se retrouver en « queue de peloton ».
Pour ne rien arranger, plus encore qu’en ce qui concerne les chiffres de vente, le millésime 1957 fut calamiteux sur la plan de la qualité, pour toutes les divisions du groupe. Si, avec le nouveau look que leur a apporté Virgil Exner, les ventes des différentes filiales du groupe ont connues, au milieu de la décennie, une forte hausse qui lui ont permis de revenir en tête des constructeurs américains, ces modèles vont, d’une certaine façon, être victimes de leur succès, l’importance , fort rapide, des commandes obligeant très vite à faire tourner les chaînes de production à plein régime pour satisfaire la demande. Au point de bâcler, voire même de laisser de côté, les contrôles de qualité pourtant nécessaires même sur les modèles les meilleurs marché. Les cadences de production se faisaient à un tel rythme que les ouvriers ne disposaient souvent absolument pas du temps nécessaire pour que les contrôles soient effectués. En plus des éventuels défauts en cours des assemblages, les matériaux qui étaient employés pour l’assemblage des voitures (qu’il s’agisse de l’acier employé pour les panneaux des carrosseries, de la peinture pour recouvrir celle-ci ainsi que du tissu ou du cuir pour les sièges et le reste de la sellerie) connaissaient une régression significative au niveau de la qualité de fabrication. Plus encore que pour les Plymouth, les modèles les plus populaires du groupe, cela osait véritablement problème lorsqu’il s’agissait des Chrysler, censées concurrencer les Buick et les Mercury. Un exemple assez illustratif de la piètre qualité de construction est la corrosion, qui apparaissait au bout de quelques mois à peine après leur livraison. L’humidité ayant la fâcheuse tendance de stagner sous les joints du pare-brise et de la lunette arrière, celle-ci se corrodait presque à vue d’oeil, faisant alors tomber le métal en miettes sur le plancher de l’habitacle et dans le fond du coffre. Le constructeur dut alors concevoir et expédier « en catastrophe » chez les vendeurs des kits permettant d’évacuer l’eau à travers les passages de roues. Il faudra attendre le courant de l’année-modèle 1959 pour que la qualité d’assemblage et de finition des modèles revienne à un niveau normal. Entre-temps, malheureusement pour Chrysler, le mal était fait et l’image du groupe s’en est, évidemment, retrouvée sérieusement écornée.
Est-ce une conséquence (indirecte) de la récession survenue en 1957 (et qui se poursuivra d’ailleurs durant la plus grande partie de l’année 1958) ? En tout état de cause, même si la 300 C peut alors se vanter d’avoir été la plus produite des modèles de la lignée des Chrysler 300, avec, au total, 2 251 exemplaires produits (1 767 coupés et 484 cabriolets), la nouvelle 300 D présentée pour le millésime suivant reste esthétiquement très proche de sa devancière, ne se distinguant de celle-ci que par l’écusson « 300 D » apposé sur les ailes arrière ainsi qu’un pavillon au dessin retouché, qui ne déborde maintenant plus au-dessus du pare-brise, ainsi que des feux arrière de taille plus réduite. Les changements les plus importants se situant sur le plan technique, la 300 D étant le premier modèle de la série à bénéficier (en option) de l’injection, en l’occurrence le système Bendix, même si le gain de puissance obtenu n’est guère significatif : une dizaine de chevaux à peine (de 380 à 390 ch). Ce système s’avérera toutefois peu fiable et il sera supprimé dès l’année suivante. A peine 16 voitures seulement en ont d’ailleurs été équipées et pratiquement toutes recevront par la suite une nouvelle alimentation par carburateurs, plus classique mais plus fiable.
Si le moteur à culasse hémisphériques, dont la première génération, le V8 Fire Power, présenté en 1951, avait permis à Chrysler de moderniser et de redynamiser son image, ainsi que de se faire un nom comme constructeur de voitures à hautes performances, le constructeur décide cependant de l’abandonner en 1959 et de le remplacer par un nouveau moteur à culasses « en coin », plus simple à fabriquer et aussi plus léger. Il se montre aussi plus puissant que ce dernier, atteignant 380 chevaux pour une cylindrée de 6,7 litres. Si les performances sont en progrès (la 300 E atteignant le 0 à 96 km/h en 8,3 sec contre 9,7 pour la 300 d de 1958, pour une vitesse de pointe d’environ 225 km/h). Extérieurement, si, au premier coup d’oeil, celle-ci apparait identique aux modèles des millésimes 1957 et 58, un série de modifications esthétiques (bien que souvent minimes) la différencie de ses devancières : le grillage de la calandre est désormais constitué uniquement de longues barres horizontales, l’écusson « 300 » désormais apposé au début de l’aile arrière (entre la portière et le passage de roues), l’emplacement de la plaque d’immatriculation qui migre de la malle du coffre vers le milieu du pare-chocs arrière (celui était désormais en deux parties), des feux arrière et des ailerons redessinés (les premiers étant maintenant de taille plus réduite et les seconds plus pointus et orientés non plus vers le haut mais vers l’arrière). A l’intérieur de la voiture, plusieurs changements ont aussi eu lieu, le plus important et le plus visible étant le remplacement de la banquette classique à l’avant par deux sièges individuels séparés par une console centrale. Ceux-ci étant même équipés d’un système électrique permettant de faire pivoter les sièges vers l’extérieur lors de l’ouverture des portières pour faciliter l’accès au conducteur et à son passager à côté de lui. Autant de signes évidents que « l’embourgeoisement » est en marche et que le luxe l’a, définitivement, emporté sur le sport, celui-ci n’étant désormais plus qu’un argument commercial secondaire.
Aux yeux de certains, la disparition, progressive mais qui semble, à présent, irréversible, de l’image sportive qu’entendait incarner, à l’origine, la Chrysler 300 et son évolution, qui apparaît à présent comme inéluctable, vers un « simple » coupé (ou cabriolet) de luxe comme les autres, lui faire perdre une grande partie de son « âme ». Si les chiffres de production pour l’année-modèle 1959 affichent des scores encore (légèrement) inférieurs à ceux de 1958 (690 exemplaires en tout : 550 coupés et 140 cabriolets, contre 810 voitures produites durant le millésime précédent – 619 pour le coupé et 191 pour la version décapotable), cela reste, malgré tout, très loin du record de production atteint lors de l’année-modèle 1957. Une baisse des ventes que la hausse des prix (En 1959, le cabriolet 300 E est affiché au prix de 5 749 dollars, soit à peine 25 $ de moins qu’un cabriolet Imperial) ne saurait, évidemment, à elle seule, expliquer. Les raisons de cette chute des ventes sont sans doute multiples. En plus des effets de la récession subie par le marché automobile durant les deux années précédentes et (indépendamment de l’image sportive de débuts qui s’estompent de plus en plus au fil des ans) l’une des causes est sans doute, également, que c’est l’identité des Chrysler 300, dans son ensemble, qui de « dissout » progressivement par rapport aux autres modèles similaires des gammes Chrysler et Imperial. La clientèle visée ne voyant, à présent, plus guère de différences entre un coupé ou un cabriolet 300 et ceux de la série New Yorker (dont la 300 était issue à l’origine), la première ne se différenciant plus guère de la seconde que par quelques détails cosmétiques ainsi qu’un équipement plus luxueux. Ce problème de « perte d’identité » n’est toutefois pas propre aux modèles du groupe Chrysler. General Motors connaissant aussi, à la même époque, le même phénomène avec la Cadillac Eldorado qui, au fil des ans, a perdu le caractère « exclusif » du modèle originel (présenté en 1953) pour n’être plus, au final, simplement, qu’une version plus luxueuse de la DeVille dont elle est dérivée. En cette fin des années cinquante, au sein du groupe Chrysler, même en se cantonnant au secteur des modèles de haut de gamme, la lignée des 300 n’occupe désormais plus qu’une place assez anecdotique.
Malgré cette érosion des ventes comme de l’image de marque de la lignée des 300 « Letter Series », celle-ci perdurera encore jusqu’au milieu des années 60, mais sans jamais parvenir à retrouver ce qui faisait la spécificité et le prestige des premiers modèles de cette lignée.
Maxime DUBREUIL
D’autres américaines https://www.retropassionautomobiles.fr/2022/05/cadillac-4/
En vidéo https://www.youtube.com/watch?v=UDx0Opwl8CY&t=44s&ab_channel=R%C3%A9troPassionAutomobiles