PEUGEOT 40 CV – Le prestige du lion.
Aujourd’hui, lorsque l’on évoque le nom de Peugeot, que ce soit dans l’esprit de l’homme de la rue comme dans celui des admirateurs les plus fervents de la marque au lion, la première image qui vient d’abord et avant tout à l’esprit est celle de modèles populaires (berlines et breaks) produits (quelques soient les modèles) à plusieurs millions d’exemplaires et qui ont permis (pour employer une formule un rien « pompeuse », voire « désuète ») ont « mis la France sur roues ». S’il est vrai que cela fait, maintenant et quasiment, près d’un siècle que la marque au lion a focalisé ses efforts ainsi que l’essentiel de sa production sur l’automobile populaire, à ses débuts, ce ne fut pas toujours le cas.
Au début du XXe siècle, en effet, l’automobile était encore un privilège réservé aux classes sociales les plus aisées et où même les modèles de taille ou de cylindrée les plus modestes étaient inaccessibles aux ouvriers des usines ou aux employés et fonctionnaires subalternes.
Si Peugeot était déjà parvenu, en ce temps-là, à se forger une excellente réputation et figurait probablement parmi les constructeurs de premier plan au sein d’un paysage automobile français bien plus important et diversifié (par le nombre de constructeurs) que celui d’aujourd’hui et si elle proposait déjà à son catalogue la modeste « Bébé » Peugoet de 6 CV fiscaux (qui ne fut toutefois pas conçu par les ingénieurs de Peugeot mais par Ettore Bugatti en personne !), à l’autre extrémité de la gamme, on trouvait également d’imposants modèles à six cylindres dont la taille des moteurs atteignait des proportions imposantes, plus encore en comparaison de ceux des voitures d’aujourd’hui (même de prestige).
Le sommet de la pyramide en la matière dans l’histoire de la marque au lion et le « vaisseau amiral » du catalogue Peugeot au coeur des années de la Belle Epoque étant le Type 105. Présentée au Salon de Paris en 1907, celle-ci représentait une première à double titre. D’abord parce qu’il s’agit de la première Peugeot à être équipée d’un moteur six cylindres et ensuite (et surtout) par la cylindrée colossale qu’atteint celui-ci : pas moins de 11 150 cc ! Destinée (cela va de soi !) aux membres de la plus haute société, ce nouveau modèle haut de gamme qui vient coiffer le catalogue Peugeot est proposé en deux versions : 105 A, avec un châssis doté d’un empattement d’une longueur de 3,45 m et 105 B, où celui-ci est porté à 3,70 mètres. Autant dire qu’avec de telles proportions, celui-ci peut recevoir n’importe quelle carrosserie.
Comme tous les modèles de haut de gamme de l’époque (et comme il sera d’usage, chez la plupart des constructeurs, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale), la Peugeot Type 105 n’est toutefois vendue que sous forme de châssis roulant (c’est-à-dire avec tous les organes mécaniques et donc en état de rouler) que le client devait ensuite faire livrer au carrossier de son choix (et il était fort nombreux à l’époque, rien qu’à Pari) pour le faire habiller de la carrosserie qu’il souhaitait. Les dessinateurs (on n’utilisait pas encore le terme « styliste » pour désigner chargé de concevoir et de coucher sur papier les lignes des carrosseries automobiles) réalisant alors plusieurs illustrations qui étaient soumises au client. Une fois que ce dernier avait fait son choix, les tôliers et menuisiers (car les carrosseries, notamment pour la structure, faisaient encore largement appel au bois) se mettaient alors au travail. Chaque élément (intérieur comme extérieur) de celle-ci étant réalisé entièrement à la main, même lorsqu’il s’agissait de deux carrosseries du même genre réalisées sur des châssis d’un même modèle, aucune des deux carrosseries en question n’était identique à l’autre et il n’y avait d’ailleurs, la plupart du temps, aucun élément interchangeable entre les deux voitures.
A cette époque et bien que le public auquel s’adresse l’automobile soit alors cent (voire mille) fois plus réduit que celui d’aujourd’hui (ou peut-être, justement, en partie, à cause de cela) la concurrence entre les constructeurs était déjà rude. En particulier en ce qui concerne les modèles de très grand luxe. Même si Peugeot n’avait pas encore l’image de constructeur généraliste ou populaire qu’il a aujourd’hui, le constructeur ne jouissait toutefois pas, semble-t-il, d’une réputation aussi grande en terme de prestige automobile que des marques comme Delaunay-Belleville, De Dion-Bouton, Hispano-Suiza, Rochet-Schneider ou d’autres.
De plus, en dépit de tout le soin apporté à sa fabrication, il semble que le moteur ait souffert, dès le départ, d’un certain nombre de défauts assez rédhibitoires, surtout pour une voiture de cette catégorie. Notamment des vilebrequins mal équilibrés qui, en plus d’engendrer des bruits et des vibrations désagréables nuisant, assez fortement, à l’agrément de conduite et qui, à moyen ou long terme, nuisent également à la fiabilité et donc à la durée de vie du moteur. Un défaut qui n’était toutefois pas propre au Type 105 mais qui affectait alors la plupart des voitures motorisées par ce type de mécanique. Le seul, ou, en tout cas, l’un des rares, modèles qui n’en soit pas affecté est la Rolls-Royce Silver Ghost, le constructeur britannique (qui proclamait déjà à l’époque réaliser « la meilleure voiture du monde ») ayant trouver la solution au problème en faisant réaliser pour ses voitures un vilebrequin comportant pas moins de sept paliers.
En tout état de cause, la fiabilité assez perfectible des moteurs du Type 105 décidera Peugeot à mettre fin à la carrière de son modèle haut de gamme deux ans à peine après son lancement. En 1909, le dernier châssis quitte l’usine de Lille, le Type 105 disparaissant alors sans laisser de descendance, en tout cas dans l’immédiat. Dans les années suivantes, le constructeur préfère se limiter, pour ses modèles haut de gamme, à des modèles de cylindrée plus « raisonnable », même si ces derniers, comme le Type 113 et le Type 141 recevaient des moteurs affichant, respectivement, une cylindrée de 7 433 et 6 042 cc (ce qui, même à l’époque, était loin d’être négligeable).
Ce n’est finalement que quatre ans plus tard, à l’occasion du Salon automobile de Paris de 1913 (qui sera, même si personne ne s’en doute encore, le dernier avant le déclenchement de la Grande Guerre) que la marque au lion fait véritablement son retour dans la catégorie des voitures de très haut de gamme, avec le Type 147, lequel affiche une puissance fiscale de 40 CV.
Même si, par rapport au Type 105, Peugeot a quelque peu revu ses ambitions à la baisse : le moteur doit ainsi se contenter d’une cylindrée de 7 478 cc mais il renonce aussi à l’architecture à six cylindres. Trop complexe et coûteux à produire, les ingénieurs ainsi que la direction de Peugeot préférant en revenir à un moteur simplement doté de quatre cylindres. Avec une puissance de 60 chevaux, celui-ci était capable d’emmener la voiture (lorsque celle-ci était habillée d’une carrosserie légère, à l’image d’un torpédo, à plus de 120 km/h) une vitesse assez considérable en ce début du 20ème siècle. Même si, avec les carrosseries les plus lourdes (telles qu’une limousine ou un coupé-chauffeur) celle-ci était beaucoup plus limitée et ne dépassait alors guère les 90 ou 100 km/h (ce qui restait néanmoins une vitesse fort appréciable compte tenu du poids de ces voitures d’apparat). En plus de son architecture dite « à longue course » – 115 mm d’alésage pour 180 mm de course (qui convient bien à ce type de voitures, plus fait pour être conduite à un rythme tranquille dans les beaux quartiers des grandes villes plutôt que pour disputer des compétitions sur routes ouvertes). Afin d’offrir également le confort de conduite et de voyage ainsi que le silence mécanique le plus grand possible, le moteur reçoit également un vilebrequin doté de cinq paliers. Bien que moins ambitieux que sa devancière, le nouveau « Lion de haut de gamme » n’en offre pas moins des dimensions aussi imposantes que cette dernière, avec une longueur d’empattement de 3,70 m, pour une longueur totale de plus de cinq mètres. Ce qui lui permet, lui aussi, d’être habillée de tous les types de carrosseries existantes à l’époque : limousine, berline, coupé-chauffeur, torpédo, landaulet, etc.
En ce qui concerne sa fiche technique, le Type 147 marque un progrès aussi qu’important qu’appréciable pour le conducteur (ou le chauffeur qui, de plus, est souvent chargé aussi de l’entretien de la voiture) : le remplacement, pour le système de transmission, des chaînes (comme sur le Type 105) par un arbre de transmission, bien plus solide et efficace pour transmettre la puissance du moteur aux roues arrière comme pour sa solidité et donc sa durée dans le temps.
Quelques mois à peine après sa présentation et comme dans le cas de sa devancière, la Peugeot 147 se voit également adjoindre une version plus sportive, le Type 150. Si elle conserve la même motorisation, à la cylindrée et à la puissance identique, il s’en distingue toutefois par un châssis dont l’empattement a été raccourci à 3,41 m. Plus court et donc plus léger, celui-ci se voit, le plus souvent, habillé de carrosseries sportives (torpédo, runabout, roadster,…) au style comme à la présentation et à l’équipement, la plupart du temps, assez sommaire. Elle est avant tout destinée à ce que l’on appelle pas encore, en Angleterre, les « gentlemen-drivers » (une appellation qui sera attribuée, plus tard, aux conducteurs de sportives de prestige comme les Jaguar et les Bentley). C’est-à-dire les pilotes amateurs, qui recherchent avant tout la vitesse et les sensations proches de celles rencontrées lors des grandes épreuves sportives.
A l’image de leurs devancières, les Type 147 et 150 ne connaîtront toutefois qu’une carrière assez discrète. En premier lieu parce que la direction du constructeur focalise alors son attention et ses efforts sur d’autres nouveaux modèles, moins élitistes et donc plus vendeurs, comme la Bébé, la Lion 10 CV ainsi que la Type 153 12 CV, dont le nombre d’exemplaires qui sortent des usines Peugeot sont largement supérieurs à ceux des Peugeot 147 et 150. L’écart de prix entre la première citée et les deux dernières étant alors assez conséquent : alors que la Bébé 6 CV (livrée complète à sa sortie d’usine) ne demandait que 4 250 francs (une somme pourtant déjà assez conséquente, au vu de la faiblesse du pouvoir d’achat de la grande majorité des Français à l’époque), les deux dernières, de leur côté, étaient affichées (rien que pour le châssis roulant), respectivement, à 17 000 et 18 000 francs (un tarif auquel il fallait donc, évidemment, rajouté celui de la carrosserie choisie par le client).
Bien qu’elles peuvent revendiquer une fiabilité et une robustesse nettement meilleure que sur la 105, ces deux modèles haut de gamme, devant se contenter simplement de quatre cylindres sur leur moteur, souffrent, aux yeux d’une grande partie de la clientèle visée, d’un certain manque de « raffinement technique ». Un défaut plutôt important pour une voiture de cette catégorie. Si les acheteurs de la 150, à vocation plus sportive, souffre moins de cet handicap (recherchant, avant tout, plus une mécanique solide capable d’encaisser sur longues distances des régimes assez élevés), celui-ci s’avère, cependant, beaucoup plus gênant sur une voiture destinée à transporter la haute bourgeoisie des beaux quartiers.
Aux yeux de cette dernière, la sophistication technique constitue un critère important, tout autant, ou presque, que le choix de la carrosserie ainsi que du carrossier qui habillera l’imposant châssis. Un raffinement dont les critères de définition et d’évaluation comprennent notamment par le nombre de cylindres ainsi que la cylindrée du moteur présent sous le capot. Il n’est donc guère étonnant que, au sein de celle-ci, beaucoup préfèrent orienter leur choix vers des modèles jugés plus prestigieux équipés d’une motorisation à six cylindres (le moteur à huit cylindres étant encore assez peu courant au sein de l’automobile française de prestige).
Cette carrière en demi-teinte sera toutefois bientôt écourtée par le déclenchement de la Grande Guerre (autrement dit de la Première Guerre mondiale) à l’été 1914. L’avancée rapide des troupes allemandes, dès le mois d’août, place, dans l’urgence l’Armée française en position défensive, celle-ci ne parvenant finalement qu’à arrêter l’ennemi alors que celui-ci est presque arrivé aux portes de Paris. Si l’invasion allemande est alors stoppée, l’ennemi occupe, en revanche, tout le nord du pays. Notamment la ville de Lille, là où se situait l’usine qui, jusqu’ici, assurait la production des châssis des Type 147 et 150. Leur production étant restée fort limitée : à peine 45 exemplaires pour le premier et 49 pour le second. Si le déclenchement du conflit n’empêche pas Peugeot de poursuivre la production automobile (même si celle-ci est évidemment, fortement réduite, étant donné que celui-ci, comme tous les autres constructeurs français, doit alors consacrer la plus grande partie de ses moyens à l’effort de guerre).
Mais l’occupation de l’usine de Lille par les troupes allemandes privant toutefois la marque au lion de ses modèles de haut de gamme. Lille, à l’image des autres villes du nord de la France, occupée par les troupes allemandes, subira ainsi pendant quatre ans les privations de toutes sortes ainsi que le pillage des usines (celle de Peugeot comme les autres) mises en place par l’occupant.
Une fois la guerre achevée, le constructeur reprendra alors la production de ses modèles de prestige, avec le lancement du Type 156, en 1920. Celle-ci sera d’ailleurs la première automobile à être produite dans le fief historique de la marque, à Sochaux. Si l’usine de Lille, de son côté, sera remise en état, elle, est réaffectée dans la fabrication de pièces détachées et abandonne alors la production automobile. La lignée des Peugeot haut de gamme s’éteignant toutefois à la fin de cette décennie, avec la fin de la production de sa dernière représentante, la 184, en 1929. La marque au lion choisissant alors de se concentrer sur la production (bien plus profitable) des modèles populaires produits en grande série.
Philippe ROCHE
Photos Wikimedia
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