HISPANO-SUIZA H6 - L'Envol de la Cigogne (partie III).

HISPANO-SUIZA H6 -L’Envol de la Cigogne (partie III).

Dans l’automobile comme dans beaucoup d’autres domaines, une création, quelle qu’elle soit, est souvent le reflet des idées et de la personnalité de son (ou de ses) créateur(s). On peut dès lors affirmer que, parmi tous les modèles de la marque, l’Hispano-Suiza H6 est sans doute bien le meilleur autoportrait de son créateur Marc Birkigt. En tout cas au moment où celui-ci en trace les plans définitifs, à l’automne 1918. Ce talentueux ingénieur, né à Genève en 1878, a sans doute atteint, alors qu’il vient d’atteindre ses quarante ans, la maturité de son art et de son talent pour les arts mécaniques. Les moteurs d’avions produits, sous son égide, par Hispano-Suiza durant la grande Guerre ont, non seulement, contribué à bâtir la réputation de la marque mais aussi la sienne. A ses yeux, comme à ceux de nombreux ingénieurs de sa trempe (voir l’exemple de Rolls-Royce) la frontière entre le monde de l’aviation et celui de l’automobile n’est guère si grande ni infranchissable et, à l’image d’un certain nombre de ses confrères, Birkigt entend faire tomber les barrières qui séparent ces deux domaines et faire profiter l’automobile des innovations et des perfectionnements expérimentées et acquises dans l’aviation. Si, avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, plusieurs des modèles de la marque (comme l’Alphonse XIII) ont déjà permis à la marque de se faire un nom, lors de sa présentation en 1919, la H6 affiche un caractère « ostentatoire » bien supérieur et même encore jamais vu jusqu’ici sur ses devancières. Un manifeste, à la fois, des ambitions du constructeur de conquérir une part importante du marché automobile de haut de gamme et aussi du talent de son concepteur. Toutefois, comme sur les modèles précédents produits par la marque, il n’y a, sur la H6, aucun artifice gratuit : toutes ses caractéristiques techniques ont été savamment étudiées et répondent à des considérations concrètes et une approche aussi approfondie que pragmatique de ce que doit être une automobile de prestige moderne dans les années 1920. Contrairement à certaines de ses rivales, marc Birkigt n’entend pas, en effet, que la H6 soit cantonnée à défiler dans les beaux quartiers ou à pavoiser dans les concours d’élégance, si en vogue à l’époque, mais bien qu’elle soit capable de rouler de Paris jusqu’à la Côte d’Azur, quels que soient l’état du temps et de la route.

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C’est la raison pour laquelle la H6 a été pourvue, dès son lancement, d’une garde au sol plus élevée que sur les autres voitures de sa catégorie. Il faut, en effet, rappeler qu’à l’époque les autoroutes n’existent pas encore et qu’en dehors des villes, l’état du réseau routier (surtout en Espagne), surtout dans les régions rurales, laisse encore grandement à désirer. Celui-ci, en particulier dans les campagnes, étant souvent constitué de vieilles routes pavées (remontant parfois à plusieurs siècles) quand ce n’est pas des chemins de terre ou de cailloux et sur lesquelles, jusqu’ici, (en dehors des compétitions) les engins à moteur ne se risquaient guère, au risque de casser leurs roues voire, parfois même, leurs moteurs. Avec l’Hispano-Suiza H6, le conducteur et ses passagers n’ont, désormais, plus guère de craintes de rencontrer de tels ennuis. Pour paraphraser le slogan de l’entreprise Michelin pour l’un de ses pneumatiques « La H6 avale la route ! ». Les superbes illustrations de l’époque ornant les affiches et les brochures publicitaires montrent ainsi souvent une H6, le plus souvent carrossée en cabriolet ou roadster sportif, roulant à vive allure sur la route, bordée par une voie ferrée sur laquelle un train file lui aussi à toute vapeur. Envoyant ainsi un message clair à destination de la clientèle : « Lorsque vous souhaitez parcourir de longues distances, avec la H6, il n’est désormais plus besoin de devoir prendre le train ! ».

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Lorsque l’on étudie en détails le radiateur et le moteur de la H6, même en se cantonnant à l’aspect extérieur, on réalise, là aussi, que tous les aspects et les moindres détails ont leur utilité : Ainsi, la grande surface du radiateur de la voiture permet de réduire l’épaisseur de celui-ci, permettant à l’air de mieux circuler et d’assurer au moteur un refroidissement optimal. De même, la peinture en émail noire qui recouvre le moteur a une fonction importante : Celle d’assurer l’étanchéité du bloc-moteur en alliage léger.

Mais le point essentiel qui illustre, tout à la fois, le talent ainsi que l’approche réfléchie et pragmatique de l’automobile de Marc Birkigt, c’est la légèreté du châssis de la H6, qui résulte non seulement de l’emploi intensif de l’alliage léger mais aussi de la « simplicité » de celui-ci fait preuve. Une simplicité qui, d’une certaine façon, constitue une sorte de « raffinement ». Comme mentionné plus haut, il n’y a qu’à comparer la présentation du moteur de l’Hispano-Suiza avec celui d’une Rolls-Royce pour s’en rendre compte. En regardant le moteur de la H6, aussi beau que fonctionnel, on se dit que Marc Birkigt aurait pu faire sienne la devise du célèbre architecte Le Corbusier : « Tout ce qui est fonctionnel est beau ! ». Un constat qui montre aussi que, bien avant l’apparition des références du genre au sein de l’automobile française que seront la Delahaye 135, l’Hotchkiss Grand Sport ou la Talbot Lago SS, c’est bien l’Hispano-Suiza H6 qui avaient, sans doute la première, inventé la notion et le terme de « grand tourisme ». L’ingénieur helvétique a ainsi, avec environ cinquante ans d’avance, la devise de Colin Chapman (le fondateur de la marque britannique Lotus) : « Light is right ! ». A la différence notable que lui l’a appliquée non pas à une voiture de course mais, ce qui est bien plus difficile, à une voiture de luxe. L’excellence de son travail et la réussite technique qu’a constituée l’Hispano-Suiza H6 n’en sont que d’autant plus admirable.

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De son côté, après une période de vaches maigres durant les premières années qui suivront la fin de la guerre, le département aviation d’Hispano-Suiza bénéficiera, à partir de 1923, d’une nouvelle embellie avec la reprise des commandes émanant du secteur militaire. Notamment avec la présentation, en 1924, du biplan Nieuport-Delage NiD.29, développé par le constructeur Nieuport-Astra à la fin de la Première Guerre mondiale, et qui sera le premier avion de combat français mis en service en temps de paix et équipé d’un moteur 8 cylindres en V de 300 chevaux développé par Hispano-Suiza. Au cours des années 1920, sur le marché de l’aviation militaire qui commence à se redévelopper, le constructeur de Bois-Colombes se partage, avec ses principaux concurrents, Lorraine et Renault, les trois quarts des commandes émanant de l’Armée française. Hispano se concentrant plus, de son côté, sur les moteurs destinés aux avions de chasse. En 1927, la marque lance un nouveau moteur V12 de 600 chevaux qui équipera l’avion « Oiseau Canari » (dérivé du Bernard 190T) qui, aux commandes du pilote Dieudonné Costes, réalisera la première traversée de l’atlantique sud sans escale. Deux ans plus tard, en 1929, à bord du même type d’avion, Jean Assolant, René Lefèvre et Armand Lotti, accompliront, quant à eux, l’Atlantique depuis l’Europe vers les Etats-Unis. D’autres exploits et records seront encore à venir pour les avions motorisés par les moteurs Hispano-Suiza. Notamment celui accompli les 12 et 13 mai 1930, à bord d’un Latécoère 28, lui aussi équipé d’un moteur V12, piloté par Jean Mermoz, Jean Dabry et Léopold Gimié, qui relie Saint-Louis, au Sénégal, vers Natal, au Brésil, en parcourant une distance de 3 400 kilomètres en 21 heures. En septembre de la même année, à bord d’un Breguet 19, surnommé le « point d’Interrogation », propulsé par un moteur Hispano-suiza 12N de 650 chevaux, Costes et Maurice Bellonte réalisent la première traversée de l’Atlantique Nord entre l’Europe et l’Amérique.

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Comme du temps de la Grande Guerre, Hispano-Suiza représente un acteur incontournable du secteur de l’aviation en France, produisant, au total, en 1932, 350 moteurs, soit près d’un quart du marché. Ce sont d’ailleurs les moteurs produits par la marque qui détiennent alors la plupart des records dans le monde de l’aviation.

Toutefois, les troubles politiques qui, en ce début des années trente, commencent déjà à agiter l’Espagne, en particulier depuis la proclamation de la Seconde République espagnole, le 14 avril 1931. La marque perd alors celui qui, dans son pays natal, était son principal et plus célèbre client, le roi Alphonse XIII, contraint alors de partir en exil (Il mourra à Rome en 1941). Pour Hispano-Suiza, le premier effet de ce changement de régime est le remplacement, sur le logo ornant la calandre des voitures de la marque, du drapeau monarchiste (rouge-jaune-rouge) par le drapeau républicain (rouge-jaune-violet), qui surmonte désormais le drapeau helvétique. Indépendamment des tensions, politiques et économiques, qui agiteront la République espagnole dès sa naissance (et qui n’iront qu’en s’aggravant avec le temps), la fin (provisoire) de la monarchie espagnole va, dès le départ, fortement affecté l’image d’Hispano-Suiza. Il est vrai que (comme tout régime républicain), le nouveau gouvernement de Madrid prétend s’appuyer et défendre les classes populaires. Or, depuis son origine, l’image de marque du constructeur a toujours été associée à l’aristocratie et à la bourgeoisie, deux milieux désormais mis au ban de la société ou, à tout le moins, montré du doigt et voué aux gémonies par nombre de membres du nouveau régime. En plus de cela, les mesures autocratiques prises par le nouveau pouvoir en place, comme de nouvelles lois visant à réduire et à rendre difficile (voire à supprimer totalement) l’importation de matières premières (Le gouvernement pratiquant, ouvertement, une politique d’autarcie et d’auto-suffisance) conduisent rapidement à une forte réduction de la production et donc à une forte baisse des ventes sur le marché espagnol. En France, par contre, la situation est toute autre, où, tant sur le marché automobile que dans le secteur de l’aviation, la production de l’usine de Bois-Colombes connaissait d’excellents chiffres de vente et où le prestige de la marque était alors à son apogée.

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En dépit d’un contexte de plus en plus défavorable en Espagne, l’usine de Barcelone produira plusieurs modèles d’automobiles spécifiques au marché espagnol (dont certains seront assemblés avec des pièces provenant des usines françaises), mais dont la production restera souvent assez limitée. En 1932, la marque présentera notamment la première voiture dont la conception n’était pas due à Marc Birkigt, la T60 (qui sera aussi la première Hispano-Suiza équipée d’un volant à gauche). Celle-ci se caractérisait, sur le plan technique, par son moteur équipé d’un arbre à cames latéral et ses soupapes en tête commandée par des poussoirs.

En plus des nuages qui assombrissent de plus en plus le ciel de l’Espagne, d’autres viennent aussi assombrir celui du constructeur. Notamment le décès, en décembre 1935, du directeur de la société, Damian Mateu, victime d’une grave maladie. Né près de Barcelone en 1863, ce dernier, fils d’un marchand ayant fait fortune dans la production et le commerce de l’acier, la mort prématurée de son père l’oblige à renoncer à la carrière d’avocat à laquelle il se destinait et à reprendre en mains les affaires familiales. Manifestant un vif intérêt pour tout ce qui a trait à la technologie et aux progrès techniques, il accepte la proposition que lui fait un jour l’un de ses amis, Francisco Seix, de reprendre une usine d’automobiles en faillite. Le charisme et surtout la démonstration des talents d’ingénieur de Marc Birkigt seront d’ailleurs déterminant dans la décision de Mateau de racheter l’entreprise. Une grande confiance, un profond respect mutuel et même, à terme, des liens d’amitié s’établiront entre les deux hommes et cette alliance sera pour beaucoup dans le développement, la prospérité et la notoriété acquéreuse Hispano-Suiza, que ce soit dans le domaine de l’automobile ou de l’aviation, au cours des décennies suivantes. Pendant que l’ingénieur helvétique, au poste de directeur technique, travaille ardemment à sa planche à dessins, Mateu, devenu président du Conseil d’administration, assure la bonne marche des affaires de l’entreprise et se charge de se constituer une riche et prestigieuse clientèle au sein des industriels ainsi que de l’aristocratie et de la famille royale espagnole. Dès qu’il est en âge de travailler, son fils, Miguel Mateau Pla, rejoint également l’entreprise et s’occupera, entre autres, de la création de la filiale française. Si la création et la gestion de celle-ci créera des tensions dans les relations entre Mateu et Birkigt, l’amitié entre l’ingénieur genevois et la famille mateu ne faiblira pourtant jamais (Les relations entre les deux familles perdurent d’ailleurs encore aujourd’hui). Assez conservateur, royaliste et catholique fervent, on comprendra assez aisément que Damian Mateu n’ait jamais vu d’un bon oeil l’avènement, en 1931, de la nouvelle république espagnole et nul doute que les convulsions, aussi bien politiques qu’économiques, qui accompagneront, durant toute son existence, le régime républicain ne l’ont sans doute guère surpris. Sa disparition, à la fin de l’année 1935, lui épargnera en tout cas d’assister au déclenchement, moins de huit mois plus tard, de la Guerre civile qui ravagera son pays ainsi que de voir son propre fils, Miguel, qui lui a succédé à la tête de l’entreprise, se ranger dans le camp nationaliste des rebelles, emmenés par le général Francisco Franco.

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Un ralliement politique motivé, en plus de convictions politiques personnelles, par la décision prise, peu de temps après le début des hostilités, par le gouvernement régional de la Catalogne, dirigé par Llouis Companys, de nationaliser l’entreprise. Un autre décret, d’inspiration socialiste, promulgué à la même époque, conjointement, par les gouvernements de Barcelone et de Madrid, plaçant l’entreprise sous la gestion des comités de travailleurs, les usines espagnoles d’Hispano-Suiza sont alors « collectivisées ». Un système de gestion qui sera (évidemment) supprimé après la fin de la Guerre civile, qui verra, en mars 1939, la défaite des Républicains et la victoire des armées du Général Franco. Ce dernier instaurant alors un régime dictatorial inspiré par ceux de Hitler en Allemagne et de Mussolini en Italie, qui gouvernera l’Espagne d’une main de fer jusqu’à la disparition de Franco en 1975.

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Après la guerre, à cause du déclenchement d’un nouveau conflit, cette fois d’envergure international, le nouveau régime franquiste, qui, bien qu’allié de l’Italie faciste et de l’Allemagne nazie, a proclamé sa neutralité dans cette nouvelle guere mondiale, va devoir face face (comme quasiment tous les pays restés neutres en Europe), à une situation d’isolement, d’abord économique et ensuite politique, surtout après la fin de la guerre. Les vainqueurs de celle-ci (les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France,…) n’ayant pas oublié que le régime du général Franco est parvenu à prendre le pouvoir, au terme de trois ans d’un conflit meurtrier, grâce au soutien militaire de Hitler et de Mussolini. L’incapacité pratique rencontré par les nouveaux administrateurs d’Hispano-Suiza de pouvoir s’assurer des approvisionnements suffisants, il sera, en effet, extrêmement difficile de redémarrer les activités industrielles des usines de Barcelone. La société décide alors de se concentrer sur la production de véhicules utilitaires (camions et autocars), nécessaires à la reconstruction du pays.

Si les évènements politiques qui secouent l’Espagne à partir du début des années trente n’ont qu’un impact indirecte et lointain sur la filiale française et l’usine de Bois-Colombes, celles-ci vont cependant, elles aussi être les victimes, à peu près au même moment où éclate la Guerre civile en Espagne, d’autres soubresauts politiques qui agitent, cette fois-ci, la France. Aux élections de mai 1936, un gouvernement de coalition constitué des principales formations politiques de gauche (la SFIO, ancêtre du Parti Socialiste, les Radicaux ainsi que le Parti Communiste et divers autres mouvements politiques minoritaires) se met alors en place. Baptisé le Front populaire, ce gouvernement, présidé par Léon Blum, qui sera le premier de la IIIème République dirigé par les socialistes, met alors rapidement en application (au début du mois d’août) une politique de nationalisations dans les secteurs de l’armement et de l’aéronautique.

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Etant donné qu’elle figure alors, en France, parmi les principaux acteurs sur ces deux marchés, la filiale française d’Hispano-Suiza se retrouve vite dans la « ligne de mire » du nouveau gouvernement français et même en tête de la liste des entreprises visées. Dans un premier temps, la direction française d’Hispano-Suiza décide de jouer la carte de la négociation et de la diplomatie, espérant trouver un terrain d’entente avec Matignon et parvenir à éviter une nationalisation pure et simple du constructeur. (En espérant sans doute qu’une vente ou une cession à l’Etat d’une part, plus ou moins importante, des actions de l’entreprise lui évitera de passer sous le contrôle totale des pouvoirs publics). D’autant qu’étant un ami personnel de Léon Blum, le PDG de Bois-Colombes a la possibilité de négocier un statut assez favorable, notamment en faisant valoir l’appartenance de la firme à des étrangers, à savoir la maison-mère de Barcelone mais aussi l’ingénieur Birkigt. Les responsables du gouvernement et des différents Ministères concernés (ceux de l’Armement et de l’Industrie) se rendent d’ailleurs rapidement compte qu’une nationalisation unilatérale, directe et immédiate de la filiale française d’Hispano-Suiza et de l’usine de Bois-Colombes serait d’autant plus difficile qu’une telle mesure n’est applicable qu’aux entreprises entièrement françaises (et dont les actionnaires qui en détiennent les actifs sont donc tous Français). Or, la filiale française d’Hispano-Suiza étant détenue, en majorité, par des capitaux espagnols, si le gouvernement français veut la nationaliser, il devrait alors, pour cela, en racheter la totalité des parts. Or, celui-ci ne semble avoir pas la volonté ou les moyens de mettre sur la table les fonds nécessaires pour racheter la totalité de l’entreprise et ne peut donc la nationaliser.

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Ce statut particulier de la firme de Bois-Colombes lui permet, en tout cas, la propriété de ses installations industrielles ainsi que de ses brevets. Revers de la médaille, elle doit cependant composer composer avec une nouvelle société française, créée spécialement à cet effet, laquelle a, notamment, le pouvoir d’imposer ses décisions sur le devenir des productions, civiles et militaires, du constructeur. De plus, et en tout état de cause, il semble bien que, étant donné le nouveau contexte politique international en Europe, avec la politique guerrière et expansionniste, de plus en plus ouvertement affichée par les dictateurs Allemand et Italien, de nombreuses firmes comme Hispano-Suiza vont, désormais, devoir consacrer une grande partie (et sans doute même, pour certains, la totalité) de leurs capacités industrielles aux secteurs vitaux pour la Défense nationale. A savoir, dans le cas de la firme de Bois-Colombes, la production de moteurs d’avions ainsi que des armes automatiques.

La production automobile, avec ses superbes châssis à moteur six et douze cylindres, semblent donc en sursis et voit alors son avenir sérieusement compromis et remis en question. La nomination, l’année suivante, en 1937, par Léon Blum, de Raoul Dautry, ancien  directeur des Chemins de fer de l’Etat et futur ministre de l’Armement, comme préside de la société Hispano-Suiza en signera d’ailleurs l’épilogue. Afin de répondre aux besoins importants et urgents de l’Armée française dans la perspective d’une guerre dont le déclenchement, à court ou moyen terme, apparait de plus en plus probable, ce dernier prend alors la décision de faire arrêter la production des automobiles Hispano-Suiza. Les derniers châssis des voitures portant l’emblème de la cigogne sortiront de l’usine de Bois-Colombes au cours de l’été 1937. L’une d’elles, une K6, sera d’ailleurs acquise par Raoul Dautry lui-même, qui en fera sa voiture de fonction. Les derniers châssis portant l’emblème de la cigogne continueront à être habillés par les plus grands carrossiers français jusqu’à l’été 1938 et continueront à participer aux plus grands concours d’élégance, de la région parisienne comme sur la Côte d’azur, quasiment jusqu’au déclenchement de la guerre. Les dernières Hispano-Suiza, la K6 et la J12, auront été produits, au total, respectivement, à environ 200 et 110 exemplaires. Un score bien éloigné de celui de la H6, qui, elle, pour rappel, avait franchie la barre des 2 000 exemplaires (même s’il est vrai qu’elle avait connue une carrière bien plus longue, qui s’est étalée sur pas moins de douze ans).

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Après sa dernière participation au Salon automobile de Paris, en octobre 1936, les visiteurs du Salon n’auront, malheureusement, plus jamais l’occasion de pouvoir admirer les prestigieux modèles d’Hispano-Suiza sous les voûtes du Grand-Palais. Les cadres et les membres du bureau d’études de la marque n’ont sans doute pas dû s’incliner devant la décision du gouvernement français d’abandonner la production de leurs luxueuses voitures au profit de celle des armes et des moteurs d’avions sans un (gros) pincement au coeur et si cette « reconversion » forcée leur laissa sans doute aussi, pendant longtemps, un goût amer.

Toutefois, avec la menace d’un nouveau conflit qui se précise de plus en plus, les uns comme les autres auront bientôt d’autres priorités et d’autres préoccupations en tête que celles de pouvoir faire ressortir un jour de l’usine de Bois-Colombes de nouvelles automobiles de prestige. En attendant une reprise éventuelle des activités du département automobile, qui paraît alors lointaine et incertaine, celle-ci participe activement à l’étude et à la production de plusieurs nouveaux appareils répondant à la demande de l’Armée française et devant être capables de rivaliser avec les avions de chasse allemands, comme le Messerschmitt Bf 109 E, dont le Dewoitine D 520 (considéré par les spécialistes de l’aviation comme le meilleur appareil que la France ait pu aligner contre l’Allemagne lors de la bataille de France), motorisé par un moteur Hispano-Suiza 12Y, ou encore l’Arsenal VG 33, plus performant que ce dernier mais arrivant trop tard dans la bataille et qui verra sa carrière très vite écourtée par la défaite de 1940.

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Après celle-ci, comme quasiment l’ensemble des industries françaises, l’usine de Bois-Colombes se voit alors mise sous tutelle et contrainte de se mettre au service des forces d’Occupation. Dans ce contexte sombre, Hispano-Suiza va toutefois se démarquer des autres fournisseurs de matériel aéronautique en manifestant rapidement un certaine forme de résistance. Afin d’empêcher, même contraints et forcés, de devoir fournir l’ennemi, entre la fin du mois de mai et le début du mois de juin 1940 (peu de temps avant la capitulation), la plus grande partie des outils de production sont délocalisés dans le sud de la France, à Tarbes, près des Pyrénées, avant que l’usine de Bois-Colombes soit réquisitionnée par l’occupant. Peu enclin à se mettre au service de l’Allemagne, le personnel ralentira volontairement et le plus possible son rythme de travail et aidera souvent de manière active les réseaux de résistance qui multiplieront bientôt les « vols » de matériel ainsi que les actes de sabotage. Ce qui, outre les pénuries de matières premières ainsi que les difficultés de toutes sortes en matière d’approvisionnement, explique que, sur toute la durée de l’Occupation, environ 8 500 moteurs seulement seront construits (soit une production moyenne de 150 moteurs par mois, alors que, au plus fort de leurs capacités, les constructeurs allemands en produisaient jusqu’à 25 000).

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Ce contexte de guerre et d’occupation du territoire par l’ennemi est, aussi, évidemment, tout sauf favorable à l’étude et à la mise au point de nouveaux moteurs (Même si les membres de la direction et du bureau d’études, préparant déjà l’après-guerre, continueront à poursuivre, en secret, leurs travaux). L’une des conséquences concrètes pour la firme de Bois-Colombes sera qu’un fossé, sur le plan technologique, va toutefois rapidement se creuser avec les constructeurs étrangers, non seulement allemands (comme BMW, Daimler-Benz, Junckers) mais aussi américains ou anglais (tels que Pratt & Whitney, Wright, Rolls-Royce, Napier ou Bristol).

A la Libération, à la fin de l’été 1944, l’usine de Bois-Colombes reprend progressivement ses activités dans le secteur aéronautique. Afin de rattraper son retard sur ses concurrents étrangers, la firme achète plusieurs licences de production et s’associe avec d’autres entreprises travaillant dans le même secteur et produira, avec elles, des moteurs à réaction comme le réacteur Nene, développé en partenariat avec Rolls-Royce, qui propulseront les avions Mistral et Ouragan produits par Dassault ou encore l’avion de chasse Vampire avec le constructeur britannique De Havilland. Poursuivant son développement au cours des années cinquante et soixante, la firme redeviendra rapidement, non seulement en France mais aussi au niveau européen, l’un des acteurs majeurs du secteur de l’aviation.

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Dans l’immédiat après-guerre, cependant, l’entreprise se retrouvant dans une situation difficile car le gouvernement de l’époque préfère confier toutes les commandes militaires aux entreprises nationales récemment constituées, comme la Snecma (voir plus bas). Se voyant alors privé (bien que provisoirement) de son principal secteur d’activité, la direction d’Hispano-Suiza songe alors à l’opportunité de pouvoir reprendre l’activité sur laquelle la société avait bâtie une grande part de sa renommée avant la guerre, celle de la production d’automobiles de haut de gamme.

Bien que ne pouvant à présent plus compter sur l’aide de Marc Birkigt, qui s’est retiré sur sa terre natale en Suisse. En 1947, elle lance ainsi l’étude d’un imposant limousine animée par un moteur V8 dont l’étude sera confiée à Rodolphe Hermann, l’ancien assistant technique de Marc Birkigt. Bien que conçu et réalisé un peu dans l’improvisation, dans un atelier que la firme possède à Asnières, le prototype de celle qui doit bientôt incarner, dans l’esprit et selon les espérances de ses concepteurs, la nouvelle génération des automobiles Hispano-Suiza et assurer ainsi la succession des célèbres H6 et J12, effectue ses premiers tours de roues au début de l’année 1949.

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Sur le plan esthétique, ce prototype se caractérise par ses lignes (dues à un styliste espagnol) manifestement inspirées de celles des modèles de la production américaine de l’époque, notamment les Chrysler. Un autre point commun avec cette dernière est l’important porte-à-faux à l’avant de la voiture (dû, notamment, au choix qui a été fait de placer la boîte de vitesses à l’avant du moteur). Toujours surmontée, comme les célèbres six et douze cylindres d’avant-guerre, de la célèbre cigogne, la calandre verticale maison a été conservée mais à une échelle réduite. Ce qui semble avoir été une erreur, car, d’une part, elle semble quelque-peu « sous-dimensionnée » par rapport au reste de la face avant de la voiture et, d’autre part, son style très « traditionnel » s’accorde mal avec celui, tout en rondeurs, de la proue. Si le dessin des parties avant et arrière de la voiture a déjà, sur le prototype, ses traits définitifs, en revanche, la décoration latérale en bois dont sont constituées les portières ainsi que le montant de la glace de custode (inspirée, semble-t-il, par les modèles Town & Country produits par Chrysler à la même époque) n’ont pas été prévus pour être repris sur le modèle de série. Si l’équipe d’Asnières a opté pour cette solution, c’est, manifestement, uniquement afin d’économiser les tôles d’acier (encore rationnées en cette période de reconstruction) nécessaires à la réalisation du prototype. Si les éléments de la carrosserie (qu’il s’agisse de ceux en acier ou en bois) ont été réalisés par les Ateliers de carrosserie de Bécon, pour la production en série, la direction d’Hispano-Suiza compte en confier la production au carrossier Facel (Le futur constructeur des Facel-Véga).

Le célèbre ingénieur Jean-Albert Grégoire, qui possède ses propres ateliers non loin de là, collaborera d’ailleurs (de manière officieuse) à l’élaboration de la suspension arrière, à flexibilité variable, qui doit équiper la future Hispano-Suiza. Une autre singularité technique du prototype est le montage de trois radiateurs, rendu nécessaire par le refroidissement difficile du V8.

Le moteur dont l’étude a été confié à Rodolphe Hermann se trouvant toutefois encore, à ce moment-là, en gestation, il est alors décidé de le remplacer, pour les essais, par un moteur prélevé sur une ancienne Matford 13 CV. Celui-ci se révélant, néanmoins, très vite d’une puissance insuffisante, il est alors remplacé par celui, plus puissant, d’un camion Ford.

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Cette tentative de résurrection tournera malheureusement court, car, entre-temps, Hispano-Suiza a réussi à obtenir la licence de fabrication du moteur Rolls-Royce Nene, l’un des meilleurs parmi les premiers moteurs d’avions à réaction produits en série. D’autre part, à cette époque, la Snecma connaît encore des problèmes assez récurrents de mise au point sur ses productions. Ce qui conduit, assez logiquement, la plupart des acteurs du secteur de l’aviation française à décider de s’adresser à celle qui, depuis la Première Guerre mondiale, était devenue l’un des leaders du marché et dont les productions ont toujours été unanimement appréciées. La direction d’Hispano-Suiza décide alors, non sans peut-être une pointe de regret, mais aussi avec pragmatisme, de mettre un terme aux essais du prototype à moteur V8, qui s’interrompront dès 1950, mettant ainsi un terme, définitif cette fois, au projet de relancer la production des prestigieuses automobiles de la marque. Quant au prototype, il sera, malheureusement là aussi, envoyé à la casse deux ans plus tard.

En 1970, l’entreprise Hispano-Suiza devient l’une des filiales de la Snecma, autre acteur clé de l’aviation en France (créé en 1945 après la nationalisation de la société Gnome et Rhône) et se spécialise alors dans la conception et la fabrication de pièces mécaniques (en particulier des organes de transmission) pour l’aviation civile et militaire. Ce premier secteur connaîtra d’ailleurs un développement et une étape décisive lorsque Hispano-Suiza deviendra l’un des principaux fournisseurs du groupe Airbus.

En 2005, Hispano-Suiza devient une filiale du nouveau groupe Safran lorsque la Snecma fusionne avec le groupe Sagem (créé en 1925). Si, jusqu’à présent, le nom d’Hispano-Suiza était toujours présent dans les statuts, sur les logos ainsi que les productions du groupe, il finira toutefois par disparaître en 2016, lorsque toutes les filiales du groupe Safran prennent le nom de ce dernier. Hispano-Suiza est alors renommé Safran Transmission Systems.

HISPANO-SUIZA H6 - L'Envol de la Cigogne (partie III).

Quant à Marc Birkigt, l’homme à qui Hispano-Suiza doit une grande partie, pour ne pas dire toute  sa renommée, s’il continuera, après la fin de la  Seconde Guerre mondiale, en raison de l’âge et du nouveau contexte, tant politique qu’économique et industriel, pour lequel il ne se sent plus fait, il décide alors de prendre progressivement sa retraite. Celle-ci ne sera, cependant, jamais officielle ni totale, le brillant ingénieur qu’il n’a jamais cessé d’être continuant, jusqu’à ses derniers jours, à travailler sur de multiples projets, en particulier dans le domaine de l’aviation ainsi que dans celui de l’armement, plus précisément les mitrailleuses à tir rapide. Un intérêt et même une passion remontant à l’époque de son service militaire. S’étant installé, depuis 1930, dans une somptueuse demeure, la villa « Rive-Bleu », à Versoix, dans le canton de Genève (sur la rive droite du Lac Léman), c’ est là qu’il finira ses jours et décédera le 15 mars 1953, une semaine à peine après avoir fêter son 75ème anniversaire. Au total, au terme d’une carrière prolifique, longue de plus d’un demi-siècle, il aura déposé plus de 150 brevets. Par l’oeuvre qu’il a accompli durant sa carrière chez Hispano-Suiza, il a prouvé qu’il n’y avait pas que dans l’horlogerie que les ingénieurs suisses savaient exceller. Comme tout bon ingénieur, quelque soit le composant qu’il souhaitait réaliser, il savait rogner le métal jusqu’à en dégager la forme essentielle. Une économie de matériaux qui, comme il l’a prouvé avec l’Hispano H6, n’était en aucun cas une économie de travail, bien au contraire. Il appartenait à cette génération de créateurs (qu’ils soient ingénieurs ou stylistes) qui étaient avant-tout des dessinateurs. Si ses prédécesseurs étaient des artisans, ses successeurs seront, eux, d’abord et avant-tout des ingénieurs.

Philippe ROCHE

Photos WIKIMEDIA

Les autres épisodes https://www.retropassionautomobiles.fr/2023/11/hispano-suiza-h6-lenvol-de-la-cigogne-partie-i/

En vidéo https://www.youtube.com/watch?v=I3UKMQ3pB4k&ab_channel=Vehicles

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