DELAHAYE 175 – La grande (dés)illusion
Connu jusqu’au début des années trente pour fabriquer des voitures sérieuses et très bien construites, mais qui, dans leur ensemble, n’avaient, jusque-là, guère marqué les esprits, que ce soit sur le plan technique ou esthétique, la firme Delahaye (qui est alors l’un des plus anciens constructeurs français en activité, puisque sa fondation remonte à 1894) va alors opérer un changement d’orientation radical en abandonnant son statut de constructeur « généraliste » à celui de marque d’élite.
Une décision motivée par la crise économique qui a éclatée aux Etats-Unis en octobre 1929 et qui, après y avoir fait des ravages, n’a pas tardé à étendre aussi ses effets en Europe. Face à cette véritable tempête qui, au fil des années et même des mois, prend de plus en plus d’ampleur, les premiers à en être les victimes, comme en Amérique, sont les constructeurs de voitures de luxe et aussi, en général, les constructeurs qui ont encore recours aux méthodes artisanales d’autrefois pour réaliser leurs voitures.
Delahaye pâtit également d’une gamme inutilement compliquée, encombrée de modèles vieillots et peu séduisants. Malgré de réelles qualités, les modèles à quatre cylindres qui constituent l’entrée de gamme du constructeur souffrent, en effet, d’un manque de compétitivité face à leurs concurrentes produites par les grands constructeurs, comme la Renault Primaquatre ou la Citroën Rosalie. Ces deux modèles, issus de deux constructeurs qui comptent déjà parmi les poids lourds de l’industrie automobile française, étant produites en grande série sur des chaînes de montage modernes et offrent, quasiment, les mêmes performances que les Delahaye 132 et 134 tout en étant toutefois vendues à des prix très inférieurs. D’autres « seconds couteaux » parmi les constructeurs français, comme Hotchkiss avec ses modèles quatre cylindres de 11 et 13 CV, connaissent d’ailleurs les mêmes problèmes. Les « trois grands » du paysage automobile français que sont Citroën, Peugeot et Renault commençant à supplanter les constructeurs de taille plus modeste, dont les capacités de production ainsi que la taille trop modeste des réseaux de ventes ne leur permettent désormais plus, dans un paysage automobile qui commence à être en pleine mutation, de lutter, efficacement et d’une manière équitable, face à ces « géants ».
N’ayant pas les ressources qui leur permettraient de devenir eux aussi des constructeurs de grande série et de produire leurs modèles à la chaîne, les marques artisanales n’ont donc guère d’autre choix que de spécialiser dans le secteur des voitures de sport et de prestige. Si ce marché, suite à la crise de 1929, n’a, certes, plus autant d’importance qu’auparavant, il offre, en tout cas, encore suffisamment de perspective pour que des firmes comme Delahaye puissent facilement s’y faire une place enviable et envisager alors l’avenir avec une certaine sérénité. Le fer de lance de cette conquête du marché de la voiture de prestige pour Delahaye sera la 18 CV Sport. Recevant l’appellation 135 à l’occasion du Salon automobile de Paris, en octobre 1934, elle va rapidement devenir l’une des références dans une nouvelle catégorie alors naissante, celle des voitures de grand tourisme (même si le terme n’avait pas encore été inventé). En ce milieu des années 30, les voitures de sport abandonnent leur caractère « sans concession » issu de la compétition automobile pour allier les performances et la vivacité de ces dernières au confort et à l’équipement des voitures de luxe.
Confiées aux soins des plus célèbres carrossiers de l’époque (notamment Henri Chapron, qui va devenir le partenaire privilégié de la marque) et grâce aussi aux nombreuses victoires remportées dans les plus grandes compétitions de l’époque, non seulement sur les circuits (comme les 24 Heures du Mans) mais aussi en rallye (avec le Monte-Carlo), la firme Delahaye acquiert rapidement ses lettres de noblesse. Cette nouvelle et grande notoriété donne des ailes ainsi que de nouvelles ambitions aux dirigeants de la marque, qui, en 1939, s’apprêtent à franchir un échelon supplémentaire en lançant la 165, une imposante voiture de sport sous le capot de laquelle on retrouve un impressionnant 12 cylindres en V de 4,5 litres.
Malheureusement pour Delahaye, le déclenchement de la guerre, qui survient en septembre de cette année-là, vient briser dans l’oeuf la carrière de la 165. Après la débâcle du printemps 1940 et la défaite, qui entraîne l’occupation d’une grande partie du territoire français par les troupes allemandes (avant l’occupation totale de celui-ci à l’automne 1942). Si la plupart des constructeurs français voient alors leur production grandement réduite et concentrée presque entièrement sur les utilitaires (qui, tout comme pour les voitures particulières, sont presque tous réservées aux Forces d’occupation), les constructeurs de voitures de luxe, comme Delahaye, doivent, eux, évidemment cesser toute production. Malgré un présent qui apparaît bien sombre et un avenir qui, lui, apparaît tout aussi incertain, comme au sein des autres constructeurs, les dirigeants de Delahaye veulent croire en l’avenir.
Ces derniers, François Desmarais, Pierre Peigney et Charles Weiffenbach, commencent alors, en secret, à se concerter avec les hommes du bureau d’études pour réfléchir à ce que sera le futur de la marque. Comme les autres dirigeants des firmes automobiles françaises, ainsi que la grande majorité de leurs concitoyens, ils ne peuvent évidemment savoir, avec certitude, quand la guerre se terminera ni quel sera le futur, politique comme social ou industriel de la France, mais ils se doutent évidemment que celle-ci ressortira sérieusement appauvri du conflit, et que le futur, pour les constructeurs automobiles comme pour le reste des Français, sera fait (en tout cas dans un premier temps) de difficultés d’approvisionnements pour les matières premières, de rationnement et de restrictions en tous genres (et, sur ce point, l’avenir leur donnera largement raison).
Bien qu’ils pressentent donc que les conditions économiques de l’après-guerre seront donc tout sauf idéales pour le marché des voitures de luxe, ils sont convaincus que la notoriété que la marque a acquise à l’étranger, grâce aux trophées remportés en compétition avec la 135, permettra sans doute de profiter de perspectives intéressantes pour la vente de ses modèles sur les marchés étrangers. Si les trois hommes estiment également, avec raison, que, forte de ses performances et du succès remporté par la 135, cette dernière pourra certainement bénéficier d’une seconde carrière au lendemain de la guerre, ils pensent également que, pour compléter leur offre et retrouver (voire renforcer) leur place sur le marché des voitures de haut de gamme après-guerre, il leur faut un modèle de cylindrée supérieur, en suivant la voie inaugurée par la 165 morte-née.
Même s’il a dû se retirer à Guillestre, dans les Hautes-Alpes, pour des raisons de santé, Jean François, l’ingénieur en chef de Delahaye, se met alors au travail et commencent à tracer les plans de celle qui doit devenir le nouveau vaisseau amiral de la firme Delahaye. Si le moteur à douze cylindres en V de la 165 est rapidement abandonné, car trop complexe et trop coûteux à produire, Jean François et les dirigeants de la marque décident toutefois de conserver, pour le moteur de leur futur modèle haut de gamme, une cylindrée de 4,5 litres, celle-ci étant toutefois adaptée à une architecture à six cylindres. Cependant, plus que le moteur, c’est bien sur l’étude du châssis et des trains roulants de la future grande Delahaye que se porte l’attention de l’ingénieur François. Ce dernier tenant à ce qu’elle bénéficie de la meilleure suspension possible, qui doit permettre de lui conférer une remarquable tenue de route. En plus des suspensions très sophistiquées, il est décidé, dès le début du projet, que la future Delahaye sera aussi équipée d’une direction à gauche, qui lui permettra de mieux se vendre sur les marchés étrangers.
La nouvelle Delahaye, qui a reçu l’appellation 175, est dévoilée au public, lors de l’ouverture du Salon de Paris (Le 33e Salon automobile qui se déroule dans la capitale française, qui sera le premier de l’après-guerre, non seulement en France mais aussi en Europe). Même si elle n’est présentée sur le stand de la marque que sous la forme d’un châssis « nu », (similaire à ceux vendus par le constructeur avant d’être livrés aux carrossiers. La marque n’ayant, manifestement, pas eu le temps de faire carrosser un ou plusieurs châssis pour qu’ils puissent être prêts à temps pour l’ouverture du châssis), avec simplement, pour tout habillage, le dessin de la proue, dessinée par Philippe Charbonneaux (c’est là l’une des premières oeuvres marquantes de ce jeune styliste alors seulement âgé de 29 ans), qui s’arrête au sommet des roues avant. (Delahaye imposera d’ailleurs aux différents carrossiers qui travailleront sur la 175 de reprendre le dessin de la calandre dessinée par Charbonneaux. Ce qui n’empêchera cependant pas certains d’entre-eux de déroger à cette règle). Cet habillage fort sommaire du châssis n’est toutefois pas vraiment un inconvénient, étant donné que l’usine Delahaye, située Rue du banquier, ne construit et ne livre que des châssis nus (il en sera d’ailleurs ainsi jusqu’à la fin de la production automobile). A la fois par fidélité à une tradition qui était celle de la plupart des constructeurs français de voiture de luxe avant la guerre, mais aussi, tout simplement, pour des raisons pratiques, l’usine Delahaye étant trop exiguë pour pouvoir y mettre une unité d’assemblage des carrosseries.
Sur l’emblème au sommet de la calandre, sous le nom de la marque, figurent également les initiales GFA, pour Général Française de l’Automobile. Ce regroupement a été mis en place sous l’Occupation, à l’instigation du Comité d’Organisation de l’Automobile). En janvier 1946, après la Libération, le ministre de la Production Industrielle de l’époque, Robert Lacoste, décide d’en reprendre l’idée afin de rationaliser la production automobile en France. Ce programme vise à regrouper les quelque vingt-deux constructeurs automobiles ainsi que les vingt-huit constructeurs d’utilitaires en leur attribuant, autoritairement, un type de véhicule bien précis à produire. Les capacités de production de chacun d’entre-eux étant bien sûr tributaire de la répartition des matières premières, qui sont alors toutes contingentées. Si Citroën et Renault sont jugés suffisamment d’une taille suffisamment importante pour conserver une certaine indépendance, Peugeot, lui, se voit ainsi allié à Hotchkiss, Latil et Saurer. En plus de la GFA (qui, outre Delage et Delahaye, regroupe aussi Simca, Bernard, Laffly et Unic), une autre entité similaire, l’UFA (Union Française de l’automobile, qui rassemble Panhard, Somua et Willème) est également créée, afin de réunir, là aussi, les constructeurs de moindre importance. Comme pour les marques automobiles, chacune de celles spécialisées dans les utilitaires se voit attribuée un type de taille et de tonnage bien précis). Le Plan Pons, verra toutefois ses visées planificatrices sera heurtée rapidement aux réalités de l’économie et du marché automobile français et disparaîtra rapidement. Malgré cela, les trois lettres GFA continueront de figurer sur les calandres des Delahaye jusqu’à la fin de la production automobile.
Le châssis qui est présenté aux visiteurs qui défilent au Grand Palais des Champs-Elysées ne manque pas de susciter l’intérêt et l’admiration des connaisseurs. Si le freinage hydraulique a déjà été mis en oeuvre par la firme sur la Delage D6 3 Litres (Delahaye ayant rachetée la marque Delage, alors en grandes difficultés financières, en 1935) et la Delahaye 148 (la version à empattement long de la 135, sur laquelle sont construites les versions à quatre portes de cette dernière), la présence d’une direction à gauche constitue, elle, une nouveauté sur une Delahaye. Présentant, comme mentionné plus haut, une cylindrée de 4,5 litres (4 455 cc exactement), le six cylindres, qui est équipé d’une distribution à soupapes en tête et d’un vilebrequin à sept paliers, la puissance annoncée par le constructeur pour ce nouveau moteur est de 140 chevaux pour la version la plus puissante, alimentée par trois carburateurs. Bien qu’il présente, dans ses grandes lignes, une conception fort classique (xxtérieurement, même les amateurs de la marque pourraient d’ailleurs confondre ce bloc avec le moteur de 3,5 litres qui équipe la 135), sa mise au point s’est, pourtant, déjà révélée longue et difficile. Comme pour la plupart des autres composants mécaniques de la voiture, au moment où la 175 connaît sa première apparition publique, celle-ci est d’ailleurs encore loin d’être achevée.
Même si, en théorie, les clients peuvent déjà en passer commande, dans les faits, la 175 n’est pas encore en l’état d’être commercialiser. A peine le Salon de l’automobile est-il terminé que les ingénieurs de la marque doivent se remettre au travail afin de parfaire tous les points qui laissent encore à désirer. Et la liste de ceux-ci est longue. Le moteur de la 175 sera toutefois le cadet de leurs soucis. Les deux points noirs du châssis de la nouvelle grande Delahaye, qui vont leur donner des cheveux blancs étant la suspension et la transmission. Il n’est pas exagéré de dire que la Delahaye 175 a constitué le testament de l’ingénieur Jean François (décédé en 1944), son oeuvre ultime, qui représente la synthèse de toutes les solutions techniques qui lui sont chères. Durant toute sa carrière, ce dernier a longuement étudié différents systèmes de liaisons au sol qui devaient permettre de conférer à une voiture de luxe ou de grand tourisme l’alliance de deux qualités essentielles : La souplesse et la stabilité.
Si, de nos jours, ces deux qualités paraissent aussi indispensables que naturelles et son présentent sur n’importe quelle voiture, même la plus modeste, avant la guerre, il n’en allait pas du tout de même. Les solutions techniques de l’époque faisant qu’il était difficile, même sur les voitures les plus puissantes et les plus chères, et pour beaucoup d’ingénieurs, même parmi les plus brillants d’entre-eux, d’offrir une voiture qui combine ses deux atouts, surtout en y apportant le meilleur compromis entre es deux. (Ce qui explique d’ailleurs pourquoi les voitures de cette époque présentaient souvent des commandes – que ce soit pour la direction, les freins et le maniement de la boîte de vitesses comme pour les suspensions – qui, aujourd’hui, apparaîtrait aussi dures que celle d’un camion).
Dès le début des années 1920, Jean François avait d’ailleurs déjà établi les plans pour une voiture équipée d’une suspension indépendante sur les quatre roues. Durant sa carrière chez Delahaye, il n’a cependant guère eu l’occasion de mettre à profit ses choix techniques en la matière sur les modèles de la marque. Le cahier des charges de la 175 imposant de parvenir à concilier la souplesse des suspensions des voitures américaines à la tenue de route des voitures européennes va lui permettre de mettre enfin en application des conceptions qui lui sont chères depuis longtemps. A ses yeux, une voiture de grande taille est parfaitement capable d’offrir à la fois le meilleur confort de conduite et un comportement rigoureux, quelle que soit la vitesse ou le type de route rencontrée. Pour l’ingénieur François, deux critères essentiels sont toutefois indispensables pour arriver à ce résultat : D’abord disposer d’un châssis suffisamment rigide et ensuite de réduire au maximum les masses non suspendues.
Le premier de ces critères n’est pas difficile à remplir, car chez Delahaye, cela fait longtemps que l’on sait concevoir des cadres robustes. La seconde exigence, elle, par contre, pose plus de difficultés. Pour satisfaire aux exigences établies par l’ingénieur Jean François, il a fallu concevoir des suspensions entièrement inédites, qui marquent une rupture radicale avec les solutions techniques employées jusque-là par la marque. Si celle-ci était parvenue à acquérir la réputation de sérieux et de qualité qui est la sienne, c’est, notamment, en veillant à recourir à des solutions techniques éprouvées. Si les Delahaye d’avant-guerre ont parfois su faire preuve de modernisme, comme pour la 135, on ne peut pas dire pour autant que les modèles de la firme étaient des voitures très avant-gardistes.
En ce qui concerne la suspension avant, Jean François, comme on pouvait s’y attendre de sa part quand on connaît ses travaux antérieurs, a évidemment prévu des roues indépendantes, mais en recourant ici, pour la 175, au système mis au point par André Dubonnet au début des années trente. Si ce dispositif avait déjà été mis en application par plusieurs constructeurs de voitures populaires, comme Fiat en Italie (et donc Simca en France), il a aussi été par General Motors, sur les Chevrolet aux Etats-Unis et sur les Opel en Allemagne. Pour la suspension arrière, Jean François et ses collègues du bureau d’études de la firme ont opté pour un essieu de type De Dion. Comme son nom l’indique, celui-ci a été conçu, au début du XXe siècle, par la marque De Dion-Bouton (l’une des pionnières de l’automobile en France). Contrairement à ce que l’on a parfois dit sur celle-ci, il ne s’agit pas d’une suspension à roues indépendantes, mais de la forme la plus évoluée de l’essieu rigide, au sein de laquelle les fonctions de stabilisation, de transmission et de suspension sont assurées chacune par des organes différents. Si, au moment où éclate la Seconde Guerre mondiale, cette architecture a presque été entièrement abandonnée par les voitures de tourisme, en revanche, elle continue à être souvent utilisée sur les voitures de compétition, notamment par Mercedes-Benz, Alfa Romeo et aussi par Delahaye pour ses voitures de grands prix. Sur lesquelles Jean François a évidemment eu l’occasion de travailler. Chez Delahaye, comme chez beaucoup d’autres constructeurs, la compétition et les voitures qui se disputaient les premières marches du podium sur les circuits représentaient l’opportunité de tester de nouvelles solutions techniques, afin de vérifier la fiabilité pour, ensuite, les appliquer, éventuellement, à leurs modèles de tourisme. Après en avoir équipé la monoplace 155 à moteur V12. En 1946, au moment où la 175 est dévoilée au public, Delahaye fait alors, d’une certaine façon, figure de précurseur en remettant à l’honneur une solution technique que de nombreux autres constructeurs réemploieront, eux aussi, à leur tour, dans les années 50 et 60.
Comme toute médaille a néanmoins son revers, certains, au sein du bureau d’études de la marque, craignent que, étant donné les difficultés du moment, cette conception, aussi brillante qu’ambitieuse, ne dépasse quelque peu les moyens techniques de la firme. De plus, l’homme qui est à l’origine de ce projet et qui en a établi les plans de base n’est plus là pour en assurer la mise au point. Même si la plupart des ingénieurs de Delahaye ont travaillé aux côtés de Jean François, il semble que tous n’ont pas le talent ni la détermination de ce dernier. Tout comme pour le moteur, la mise au point des suspensions de la 175 risque donc d’être à la fois longue et coûteuse.
Ces perspectives plutôt sombres, ou, en tout cas, incertaines n’empêchent pourtant par la direction de Delahaye d’annoncer dans ses publicités, en plus de la 175, deux autres modèles issus de cette dernière, qui s’en différencie par leur alimentation et par la longueur de leur empattement. En plus de la 175, dont le six cylindres peut être équipé d’un ou de trois carburateurs, et dont l’empattement affiche une longueur de 2,95 m, le catalogue de la marque comprend la 178 et la 180, toutes deux alimentées par un seul carburateur, et dont l’empattement mesure, respectivement, 3,15 et 3,33 mètres. (Il était également prévu que cette dernière ait son homologue au sein de la gamme Delage, marque qui appartient à Delahaye depuis 1935, et qui devait recevoir la même dénomination. Une limousine, carrossée par Chapron, avait d’ailleurs été présentée au Salon de 1948 mais ce projet n’eut pas de suite).
Un an plus tard, en octobre 1947, la Delahaye 175 est, évidemment, toujours présente sur le stand Delahaye au Salon de l’automobile de Paris. Le châssis qui est présenté sur le stand de la marque bénéficie toutefois d’éléments de carrosseries plus importants, qui recouvrent toute la partie avant de la voiture (à l’exception du capot-moteur, absent afin de permettre aux visiteurs d’examiner la mécanique. Un châssis nu, cette fois équipé d’un carénage plus simple, similaire à celui de 1946, sera également présent l’année suivante, Mais seul un oeil exercé pourrait distinguer les modifications apportées au fil des ans).
C’est aussi à cette occasion que les grands carrossiers français dévoilent leurs premières réalisations sur le châssis de la Delahaye 175. Le premier châssis « de série » est confié à Figoni, qui réalisera sur celui-ci un coupé très spectaculaire, équipé, au-dessus des places avant, d’un toit rétractable (grâce à un système électrique) en plexiglas teinté et dont l’habitacle bénéficie d’une sellerie réalisée par Hermès.
Tous les plus grands représentants de la carrosserie française ne vont évidemment pas manquer de se pencher sur le nouveau vaisseau amiral de la marque. Henri Chapron, le carrossier « attitré » de la marque livrera, pour sa part, une interprétation fort classique sur le châssis de la 175. A l’exception des ailes plus bombées et des phares intégrés dans le masque avant, on pourrait d’ailleurs presque confondre les Delahaye sorties de ses ateliers à cette époque avec celles qu’il réalisait avant la guerre. Si, au fil des ans, Chapron reste fidèle à son classicisme, la clientèle habituelle du carrossier, ainsi que celle de la marque, assez conservatrice, ne lui demande, de toute façon, pas autre chose. De plus, lorsque, sur le stand du carrossier, les 135 et 175 figurent côte à côte, il est assez difficile, pour le néophyte, de distinguer les deux modèles, tant leurs lignes sont souvent similaires. (C’ est particulièrement vrai au salon de 1948, où le stand Chapron est quasi entièrement dévolu aux Delahaye). Il n’y a guère que la calandre et le reste de la proue, sensiblement plus massive, ainsi que le voilant à gauche (à droit sur la 135) qui permet de différencier la 175 de son aînée.
A la fin des années quarante, le style classique de l’avant-guerre commence aussi à céder la place à un nouveau courant esthétique, baptisé la ligne « ponton ». Venue des Etats-Unis, cette nouvelle mode, qui deviendra la norme chez les constructeurs automobiles, aussi bien en Europe qu’en Amérique, à partir des années 50. Bien qu’ils soient assez rapidement adoptés par la plupart des constructeurs et des carrossiers français, son adaptation, dans un premier temps, ne se fera pas sans mal ni sans tâtonnements parfois hasardeux. Il est vrai que les proportions des châssis des modèles français de grand luxe (qui, comme on l’a déjà dit, remontent aux années 30) ne s’adaptent guère à ce nouveau style. Vue de profil, en particulier sur les coupés, coachs et cabriolets, la ligne apparaît quelque peu déséquilibrée, avec un porte-à-faux avant presque inexistant (qui contraste avec celui à l’arrière, souvent assez prononcé) et un habitacle qui semble exagérément déporté vers l’arrière. (Même si le capot-moteur, sur ces modèles, est effectivement très long, étant donné la taille du moteur, le style « ponton » renforce encore cette impression d’une longueur exagérée). C’est pourquoi, pour tenter de faire disparaître (ou, à tout le moins, d’atténuer cet effet), les carrossiers ont souvent recours, pour les uns, à des moulures chromées ou, pour les autres, à un traitement en deux tons de la carrosserie) afin de « dynamiser » le profil des carrosseries.
Lorsque le modèle haut de gamme de la marque est accueilli pour la deuxième fois sous les voûtes du Grand Palais, bien qu’une année entière se soit écoulée depuis qu’elle est été officiellement dévoilée au grand publicité, la mise au point du modèle n’est pourtant pas encore achevée, loin de là même ! Pourtant, les ingénieurs et les membres du bureau d’études de Delahaye n’ont pas chômé pour tenter de fiabiliser la 175. Bien que d’un aspect pourtant prometteur, le fruit était encore trop vert lors de sa présentation, en octobre 1946, et, malgré un an de travaux acharnés, à ce stade, il est encore difficile d’avancer que la grande Delahaye donne enfin toute satisfaction aux ingénieurs ainsi qu’à la direction de la marque. Il leur faut pourtant redoubler d’efforts, car la livraison des premières voitures aux clients est prévue pour le début du printemps de l’année suivante.
En plus des ennuis récurrents posés par la suspension Dubonnet et le pont arrière De Dion, comme on l’a dit plus haut, le moteur pose, lui aussi, son lot de soucis. Alors qu’il est annoncé pour 140 chevaux dans sa version plus puissante, les ingénieurs de la marque n’ont, pour l’heure, réussis à en tirer, au mieux, que 100 chevaux. De plus, le six cylindres de 4,5 litres souffre d’une consommation d’huile trop importante (qui atteint parfois les trois litres aux cent kilomètres). Afin d’obtenir un bloc-moteur offrant la meilleure solidité possible, l’alliage léger, la fonte et l’acier sont successivement testés, mais sans qu’aucune d’elle n’arrive à offrir une robustesse optimale.
Pour les ingénieurs de Delahaye, habitués à la solidité et à la fiabilité du six cylindres de 3,5 litres monté sur la 135, la situation est aussi inhabituelle que problématique et même préoccupante. Quant au pont arrière, il connaît des ruptures endémiques de ses demi-arbres de roues. La suspension avant, de son côté, s’avère trop flexible, ce qui nuit (parfois gravement) à la tenue de route. Tous ces ennuis techniques ne viennent, toutefois, pas uniquement de la trop grande (et inutile) sophistication technique de la voiture, mais aussi du fait que les matières premières et des composants que l’on trouve alors sur le marché sont souvent de qualité médiocre. Ajoutons à cela que les pénuries sont encore fréquentes et que le climat social de l’année 1947 est exécrable, avec des graves (parfois sauvages) à répétition, ce qui, bien évidemment, n’arrange rien.
La presse automobile de l’époque continue pourtant à adresser des commentaires flatteurs sur la Delahaye 175. En octobre de cette année-là, la revue Le Monde Illustré s’orne d’un très beau dessin représentant la 175 dû à Philippe Charbonneaux, et mentionne dans son article consacré à la voiture que « Cette Delahaye atteint un haut degré de tenue de route et de confort, cependant qu’elle se remarque aussi par la qualité et la précision du freinage, ainsi qu’une parfaite accessibilité des organes ». La suspension Dubonnet fait également l’objet d’appréciations flatteuses… Un article qui a été écrit alors qu’aucun exemplaire de la 175 n’a encore pu être confié à la presse ! Il est vrai que, à cette époque, « l’éthique » de la presse automobile était à cent lieues de ce qu’elle est aujourd’hui et qu’il n’était pas rare que ses journalistes, même parmi les plus réputés, n’hésitent pas, contre rémunération de la part des constructeurs (c’est à dire des pots de vin!) à écrire des articles laudateurs sur des modèles sans même les avoir essayé ou à dresser des lauriers à des voitures pleines de défauts de conception ! Ce n’est qu’avec l’apparition de nouvelles revues, comme l’Auto-Journal, dans les années 50, que les magazines automobiles deviendront bien plus objectifs dans leurs comptes-rendus sur les essais de telle ou telle voiture.
En tout cas, malgré ses louanges (pas toujours vraiment méritées), la direction de Delahaye craint que les réactions des clients, une fois que ceux-ci auront enfin eu leurs voitures entre les mains et qu’ils auront parcourus leurs premiers kilomètres à leurs volants, ne se montrent beaucoup plus critiques. C’est pourquoi le constructeur met en place une large politique de garantie.
En octobre 1948, au 35ème Salon de l’automobile de Paris, les Delahaye 175, 178 et 180 sont évidemment toujours à l’honneur sur le stand du constructeur, en compagnie de leur aînée, la 135. A cette date, et bien que cela fasse maintenant deux ans que leur carrière ait officiellement débutée. Bien que leur commercialisation n’a, en effet, véritablement démarrée qu’au printemps de cette année-là. C’est d’ailleurs seulement à l’ouverture du Salon de 1948 que la marque publie pour la première fois le tarif des 175 et ses dérivés. En châssis nu, la 175 est affichée à 1 250 000 F, 1 283 000 F pour celui de la 178 et 1 371 000 F pour pouvoir acquérir le châssis de la 180. Sachant que les carrossiers qui travaillent en collaboration avec la marque affichent un caractère tout aussi élitiste que la firme Delahaye et que leurs méthodes de travail ont pour conséquence, outre un délai de livraison, entre la réception du châssis et la livraison de la voiture terminée, qui peut parfois atteindre plusieurs mois, des tarifs tout aussi salés que pour le châssis lui-même, on ne s’étonnera donc pas que ses modèles, une fois entièrement carrossés, affichent des tarifs exorbitants : Le client intéressé doit ainsi débourser près de 2 625 000 F pour un coach et 2 667 000 F pour un cabriolet carrossés tous les deux par Chapron (soit près d’un million de francs supplémentaire que pour un cabriolet que pour un cabriolet 135 M réalisé par le même carrossier. (Il est vrai que la différence de prix entre le châssis de la 135 « de base » et celui de la 175 est tout de même de plus d’ un demi-million de francs!). Quant à la berline 178, son tarif, pour une berline carrossée par Chapron, atteint près de 2 800 000 F.
Pour donner une idée assez claire du caractère élitiste (pour dire le moins) du haut de gamme de la firme Delahaye, à titre de comparaison, la nouvelle 2 CV Citroën (dévoilée au public à ce même Salon) se laisse emporter pour la modique somme de 185 000 F (même si ce tarif est encore « théorique »), une Renault 4 CV (sa principale rivale) 310 000 F dans sa version la plus cossue, la Peugeot 203 (autre nouveauté marquante du Salon de 1948) se laisse emporter contre un chèque de 445 000 F. En ce qui concerne les grandes routières françaises, la Citroën Traction 15-Six est affichée à 555 000 F, la Ford Vedette (également présentée au public lors du Salon 1948), elle, est à 620 000 F. Même chez d’autres constructeurs « artisanaux », les tarifs que certains de ceux-ci pratiquent paraissent presque bon marché comparés à celui des grandes Delahaye. Chez Hotchkiss, les modèles les plus chers du catalogue, les 686 S et GS ne coûtent ainsi (pour la première) que 997 000 F pour la limousine Touraine et un peu moins de 1 115 000 F pour le coach découvrable Provence. Au vu de cette comparaison, on comprend aisément que beaucoup, même au sein de la clientèle fortunée, hésitent à signer un chèque pour l’un des modèles de la gamme Delahaye et, logiquement, comme pour n’importe quel autre acheteur, quels que soient ses moyens, porte son choix sur le modèle offrant le meilleur rapport qualités/prix.
Fin 1948, soit deux ans après leur présentation, est cependant difficile de pouvoir affirmer que les grandes Delahaye ont réussi leur entrée. Comme souvent avec des voitures dont la mise au point a été un peu hâtive, certains exemplaires donnent toute satisfaction à leurs propriétaires, tandis que la plupart d’entre-eux accumulent les pannes. Celles-ci concernent, comme on l’a dit, le moteur, et, de manière récurrente, les suspensions et la transmission. Il est vrai que, étant donné que la grande majorité des carrossiers français ont toujours recours aux méthodes de construction artisanales d’avant-guerre, avec des tôles d’aciers reposant sur une structure en bois, le résultat est que la plupart des Delahaye, surtout lorsqu’il s’agit des imposantes berlines et limousines construites sur les châssis 178 et 180, atteignent un poids imposant sur la balance. La mécanique a donc fort à faire pour mouvoir dignement ces lourds carrosses, tandis que les autres organes mécaniques, dont la transmission et les suspensions, sont, elles aussi, souvent soumis à rude épreuve.
La bonne réputation dont joui le constructeur, qui veille à ce que chaque voiture sortie d’usine bénéficie d’un entretien suivi et leur faire profiter des nouvelles améliorations apportées sur le modèle au fil des ans, permet heureusement d’éviter de trop mécontenter la clientèle. Il est cependant heureux que les 175 et ses dérivés ne représentent qu’une faible part de la production de la marque (573 voitures produites en 1948, 135 et 175 confondues), car, sur le plan financier, une telle politique est lourde à assumer.
Bien consciente que les temps seraient durs dans la France des premières années de l’après-guerre, la direction de Delahaye avait cependant espéré pouvoir compter sur les marchés extérieurs pour y écouler une grande partie de sa production. A l’exportation, Delahaye, comme les autres constructeurs français de voitures de luxe, se heurte toutefois à une concurrence qui devient de plus en plus rude. Un exemple assez illustratif est le marché automobile helvétique. Au Salon de Genève, qui s’ouvre en mars 1949, un coach carrossé par Chapron sur le châssis de la Delahaye 135 MS est affiché au tarif de 30 000 francs Suisses et un cabriolet habillé par Guilloré sur base du même modèle valant, lui, 33 350 FS. Alors que, à ce même salon une Buick 50 Super se laisse emporter contre seulement 19 600 FS et une Cadillac Série 62 pour 26 200 FS. Même en ce qui concerne les modèles européens, sur le plan tarifaire, les Delahaye ne font pas le poids : 20 500 FS pour une berline Jaguar Mark V et 20 900 FS pour le roadster XK120.
Parmi les carrossiers français, l’un des plus célèbres et aussi, certainement, le plus exubérant est sans nul doute Jacques Saoutchik. Si le carrossier, installé à Neuilly-sur-Seine, s’était déjà fait remarquer dans les années trente pour des réalisations parfois originales et, surtout, affichant des lignes souvent très « baroques », c’est dans la seconde moitié des années quarante et au début des années cinquante que son style si « particulier » va connaître son « apogée » (ou son paroxysme).
Si la première 175 qui sort de ses ateliers conserve une ligne encore assez sage et classique (mis à part ses ailes entièrement carénées), tout comme un autre cabriolet du même modèle exposé sur son stand au Salon de 1948. (Jacques Saoutchik se montrera toutefois bien plus audacieux avec un coach équipé d’un toit dont la partie supérieure du toit est escamotable, qui sera mis à l’honneur sur le stand Delahaye au Salon de l’année suivante).
Une autre décapotable, construite elle aussi sur le châssis de la 175, va, elle, faire sensation, aussi bien au sein du public que dans la presse automobile de l’époque. Elle deviendra non seulement l’une des plus connues parmi les Delahaye de l’époque, mais aussi l’une des plus célèbres réalisations de Saoutchik, symbolisant, tout à la fois, l’aboutissement d’un style et ce que l’automobile, non seulement française, mais aussi européenne a produit de plus « kitsch » et de plus extravagant. Reconnaissable entres toutes, ses oeuvres sur quatre roues feraient passer les réalisations d’Henri Chapron sur les mêmes modèles de chez Delahaye, même peintes dans des couleurs « pastels », pour des voitures de « notables de province » et ces berlines et limousines peintes en bleu foncé, gris ou noir pour des corbillards ! Un style qui, au sein des amateurs fortunés et des clients de la marque Delahaye, comme au sein du public, ne fait pas l’unanimité, loin de là ! Mais Saoutchik bénéficie néanmoins encore à cette époque d’une clientèle suffisante et fidèle, habituée au côté « fantasque » de ses réalisations et le plébiscitent même, convainquant le carrossier, d’origine Biélorusse (Il est né à Minsk, sous le nom Iakov Savtchuk), de poursuivre dans cette voie. En plus d’une extravagance comme d’un goût, la différence clairement assumée, comme pour tous les clients de Delahaye, il fallait avoir un portefeuille extrêmement bien garni pour passer commande chez Saoutchik, quand on sait que certaines de ses réalisations sur les Delahaye 175 atteignaient presque les huit millions de francs ! (Comparés à cela, les prix demandés par Chapron ou la plupart des autres carrossiers paraissent presque bon marché!).
En 1949, Sir John Gaul, un client d’origine anglaise, fait livrer aux ateliers de Saoutchik un châssis 175 en donnant pour simple consigne au carrossier de créer une voiture dont la ligne soit la plus délirante possible, afin de pouvoir attirer à coup sûr les regards (et les faveurs) des jurés des concours d’élégance, auquel le propriétaire a bien l’intention de la présenter, en espérant évidemment y engranger les prix. Sur ce point, il ne sera pas déçu, car la directive qu’il a donnée à Jacques Saoutchik équivaut à donner carte blanche à ce dernier pour qu’il puisse donner libre cours à son « génie créateur ». (Même si certains diraient plutôt son goût pour l’extravagance gratuite). Le maître du style flamboyant va, en effet, donner, sur ce châssis, la pleine mesure de sa créativité, en déployant les ailes de façon radicale et en les ornant d’épaisses volutes chromées. La jupe arrière descendant en pente jusqu’au pare-chocs (ornée d’une sorte de crête qui n’est pas sans évoquer la nageoire dorsale de certains mammifères marins, un « ornement » toutefois un peu inutile et qui n’apporte pas grand-chose à la ligne de la voiture) tentant, quant à elle, d’équilibrer la ligne de la voiture face à la démesure du capot à l’avant. Les lignes de ce roadster ayant, manifestement, été inspirées par celles des roadsters « gouttes-d’eau » (en référence à la forme des ailes) créés dans les années 30 par Figoni et Falaschi sur les Delahaye et les Talbot-Lago. Même si la voiture est réellement longue, cette impression d’une longue « infinie » (voire un peu excessive, vue sous certains angles) étant encore accentuée par les roues entièrement carénées, à l’avant comme à l’arrière. La couleur choisie pour habiller la carrosserie, un bleu pastel assez voyant, renforce de lien avec l’univers nautique, le roadster 175 de Saoutchik, vu sous certains angles, n’étant pas sans évoquer fortement un Riva voguant sur les vagues.
Si elle participera aux principaux concours d’élégance de l’époque, notamment à Monte-Carlo et à San Remo, en dehors de cela, la voiture sera finalement peu utilisée par son premier propriétaire. Il faut dire que le carénage des roues avant, si elles donnaient un assez bel effet sur le plan esthétique, nuisait aussi fortement à sa maniabilité, car il avait pour conséquence de réduire fortement le rayon de braquage, surtout en ville.
Lorsqu’elle est mise en vente, en 1954, elle n’affiche qu’à peine 5 000 kilomètres au compteur. Etant donné le prix qu’en demande le vendeur (6 000 £, soit l’équivalent de quatre Jaguar XK120 neuves!), il est inutile de dire que les acheteurs ne bousculeront pas. D’autant que, au milieu des années 50, son style « ultra-baroque » paraît déjà, aux yeux de beaucoup, singulièrement démodé. Sans compter sa consommation dantesque (30 litres au cent en moyenne ! Ce qui, même en ce temps-là, où le prix du carburant était sans commune mesure avec celui d’aujourd’hui, était plus que rédhibitoire!) ainsi que son encombrement hors norme. Pourtant, même à ce prix, John Gaul parviendra à trouver un acheteur. Ou, plutôt, une acheteuse. Et pas n’importe laquelle, puisque la superbe jeune femme blonde qui se porte acquéreuse de la Delahaye est alors l’un des sex-symbols du cinéma britannique, la sensuelle Diana Dors, que l’on surnomme d’ailleurs la « British Marilyn Monroe » et qui est alors au sommet de sa notoriété.
Entre les mains de sa nouvelle et ravissante propriétaire, la Delahaye créée par Saoutchik, au contraire de sa première existence, voyagera beaucoup et accumulera les kilomètres, en voyant du pays. Diana, comme son mari, détestant prendre le train et l’avion, l’extravagant cabriolet deviendra, quasiment, leur monture quotidienne et sillonnera les routes d’Europe avant de franchir l’Atlantique et de partir pour les Etats-Unis. La belle actrice ayant, en effet, décidée de poursuivre sa carrière aux Etats-Unis, sans doute inspirée par l’exemple de celle à qui ses compatriotes la comparent souvent. Malheureusement pour elle, ce pari ne se révélera pas gagnant. Au sein du cinéma américain, les blondes sulfureuses étaient alors légion et, malgré toute sa beauté, Diana Dors ne fut, aux yeux des Américains, qu’une nouvelle« belle plante » parmi tant d’autres, qui n’avait pas suffisamment de singularité pour espérer sortir du lot. Sa carrière amorçant alors une pente descendante, elle devra finalement se résoudre à revendre l’exubérante Delahaye.
A l’image de l’actrice, celle qui fut pourtant l’une des plus connues et des plus extravagantes créations d’un des plus célèbres carrossiers français, la Delahaye de Saoutchik finira par disparaître de la circulation et tombera dans l’oubli. Après bien des vicissitudes, où la voiture aura vu son 6 cylindres remplacé par un V8 Oldsmobile (un choix qui, aujourd’hui, peu sembler un « sacrilège », mais qui, à l’époque, était sans doute dicté par un certain « pragmatisme ». Les pièces mécaniques de rechange pour les Delahaye étant alors quasiment introuvables aux Etats-Unis et elle ne couraient pas les rues en France non plus d’ailleurs), le cabriolet Delahaye finira par se voir offrir une restauration intégrale, qui lui permettra (avec l’aide de la famille Saoutchik), de retrouver son aspect d’origine). Ce qui n’est que justice, tant elle symbolise l’aboutissement d’un style et l’apogée de la carrière de son auteur comme de la fin du règne de la carrosserie française.
Au sein de la famille des grandes Delahaye, le modèle le plus élitiste est bien la 180. Bénéficiant d’un châssis doté d’un empattement de 3,33 mètres, celui-ci permet aux carrossiers la réalisation d’imposantes voitures d’apparat. Si, au Salon de 1946, seule le châssis de la 175 avait été présenté au public, le catalogue édité par la marque y présentait déjà celle qui était appelée à devenir le sommet de la gamme Delahaye. Dans celui-ci, le modèle y était présenté sous la forme de deux carrosseries dont le dessin était dû au crayon du styliste Philippe Charbonneaux. En plus d’une classique limousine, dont le dessin a manifestement été inspiré, entre autres, des limousines Delage d’avant-guerre, figure également un coupé-chauffeur. Si, pendant longtemps, ce type de carrosserie avait été fort prisée par la clientèle sur les voitures de prestige, à la fin des années 30, il commençait déjà à être passé de mode et, à la fin des années 1940, la réalisation de ce genre de carrosserie constitue avant tout un exercice de style. Ce qui n’empêche toutefois pas Philippe Charbonneaux d’en présenter un dans le catalogue Delahaye, le jeune styliste voulant certainement, par là, y faire la preuve de sa créativité. (La limousine qui sera créée par Chapron et exposée au Salon d’octobre 1948, bien que n’étant pas dépourvue d’une certaine prestance, présente des lignes assez massives qui sont toutefois assez loin de la finesse de celle dessinée par ce dernier. Bien que flatteuses quand elles sont dessinées sur le papier, les lignes imaginées par Philippe Charbonneaux sont parfois difficiles à retranscrire en grandeur nature, avec toute la légèreté requise sur un châssis d’une telle ampleur). Parmi tous les projets imaginés par ce dernier pour les 175, 178 et 180, figure aussi le projet d’une berline à « trois volumes » (un genre de carrosserie encore peu usitée au sein des marques françaises de prestige et qui ne commencera à faire école qu’au début des années 50) dotée d’une ligne « ponton intégral » qui n’est pas sans évoquer celle de certains modèles américains de l’époque, comme les Kaiser-Frazer ou les Packard. Bien que de lignes assez modernes, celui-ci ne semble pourtant avoir inspiré aucune des carrosseries connues sur la 175 et ses dérivés. Comme il a été mentionné plus haut, si la grande majorité des carrossiers qui travaillent avec Delahaye respectent le dessin de la calandre dessinée par Philippe Charbonneaux, certains décideront toutefois de passer outre et, souhaitant visiblement conférer à leur création une identité propre ou un style plus moderne que la classique calandre verticale de la marque. Parmi ces derniers, Letourneur & Marchand, qui, au Salon de 1949, présentera un cabriolet équipé d’ une grande calandre horizontale, qui a sans doute puisé son inspiration outre-Atlantique, comme sur celles des Buick contemporaines.
En plus des ennuis de toutes sortes dont vont souffrir la 175 et ses dérivés, l’image de la marque Delahaye est avant tout celle d’un constructeur de voitures de grand tourisme et par vraiment celle d’un constructeur d’imposantes limousines comme Delage ou comme l’était, avant-guerre, Hispano-Suiza. Ces deux faits (même si le premier est sans doute le plus déterminant) expliquent certainement pourquoi la production de la Delahaye 180 s’est limitée, en tout et pour tout, à dix-sept exemplaires.
Parmi ceux-ci, les plus emblématiques et les plus réussis sont certainement les deux coupés-chauffeurs réalisés par Franay (dont l’un sera exposé sur le stand du carrossier au Salon de 1949), ainsi que la berline décapotable également due au même carrossier, réalisée au printemps 1950 pour le général Juin, qui occupait alors le poste de résident général au Maroc.
Les deux réalisations les plus célèbres et les inattendues sur le châssis de la 180 sont cependant les deux berlines réalisées par Chapron pour les deux dirigeants du Parti Communiste français de l’époque, Jacques Duclos et Maurice Thorez. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, on peut figurer parmi les plus farouches défenseurs du prolétariat tout ayant les goûts de luxe des rois ou des grands bourgeois. C’est ce que prouvent les deux chefs du PCF (qui, à cette époque, occupent, respectivement, les postes de président du groupe communiste au parlement et de secrétaire général du parti) en commandant au célèbre carrossier de Levallois la réalisation de ces deux voitures, établies sur le châssis de ce qui est alors l’un des plus modèles les plus imposants et les plus chers de la production automobile française.
Deux berlines, qui plus est, entièrement blindées. Avec, pour résultat, un poids de pas moins de trois tonnes chacune. Les voitures ne bénéficiant, à la fois des années quarante (en tout cas en Europe), ni de direction assistée ni d’aucun autre système d’assistance à la conduite permettant de faciliter la tâche du conducteur, avec l’imprécision de ces Delahaye blindées, conjuguée au poids qui pesait sur le train avant, on imagine aisément que les chauffeurs qui avait pour mission de transporter Thorez et Duclos jusqu’à l’Assemblée nationale, à l’Elysée pour un conseil des ministres ou encore à Matignon (Maurice Thorez étant alors ministre de la Fonction publique, pour devenir ensuite vice-président du Conseil) devaient certainement être recrutés parmi les haltérophiles gavés aux anabolisants venus d’Union Soviétique ! A cause d’un blindage de 17 mm d’épaisseur, recouvrant les portières, le pavillon et le plancher, ainsi que les vitres latérales, le pare-brise et la lunette arrière). Malgré la lourdeur du blindage (qui imposera de renforcer les piliers entre les portières pour qu’ils puissent supporter le poids considérable de ces dernières), ce char d’assaut de luxe reste pourtant, comme les autres créations d’Henri Chapron sur les Delahaye, bâti sur une structure en bois traditionnelle. Un choix qui n’était sans doute pas très judicieux, car on savait, déjà à l’époque, que l’un des inconvénients majeurs de ce type de structures était qu’elle finissait par prendre du jeu et résistait mal en vieillissement, surtout sous le poids des panneaux en acier qu’elles devaient supporter. Sans compter qu’elle finissait, tôt ou tard, par pourrir sous l’action du temps et de l’humidité. Alors, quand une structure comme celle-là doit supporter environ une tonne de blindage (en plus des 500 kilos des panneaux de la carrosserie), il est facile d’imaginer que sa rigidité doit rapidement être mise à rude épreuve. (Jacques Saoutchik se montrera toutefois bien plus audacieux avec un coach équipé d’un toit dont la partie supérieure du toit est escamotable, qui sera mis à l’honneur sur le stand Delahaye au Salon de l’année suivante). (Jacques Saoutchik se montrera toutefois bien plus audacieux avec un coach équipé d’un toit dont la partie supérieure du toit est escamotable, qui sera mis à l’honneur sur le stand Delahaye au Salon de l’année suivante). Ce qui aura aussi pour effet de faire gonfler singulièrement la facture. Etant donné leur poids colossal, on ne s’étonnera pas que ces deux carrosses blindés arrivent tout juste à atteindre une vitesse maximale de 110 km/h.
Chacune d’entre-elles ayant, en effet, coûtée pas moins de 4 500 000 F (soit le montant exorbitant de neuf millions de francs pour les deux) ! Une facture colossale qui sera réglée en puisant dans la caisse alimentée par les cotisations des militants de base. Cette commande constituera, en tout cas, une très belle affaire pour Henri Chapron, (lequel se moquait assez bien de la couleur politique de ses clients, du moment que ces derniers payent rubis sur l’ongle le montant indiqué sur la facture, et qui travaillait alors aussi bien pour le Parti Communiste que pour les personnalités du show-biz et les riches industriels de la région parisienne ou les souverains du Moyen-Orient).
L’ostentation de leurs dirigeants ne manquera évidemment pas de faire grincer bien des dents chez les militants du Parti Communiste, peu ravis de l’acquisition de ces voitures, qui, en principe, est en complète opposition avec la ligne d’une organisation marxiste. D’autant que les journaux de l’époque (ceux de la droite et du centre, c’est à dire de la presse « bourgeoise ») ne se privent pas de les ridiculiser. Notamment dans un dessin paru dans l’hebdomadaire La Presse en octobre 1950, caricaturant Jacques Duclos au volant de sa voiture, tirée comme une charrette à boeufs par trois ouvriers suant sous l’effort comme des animaux de trait, avec ce titre : « La Delahaye est à la fois la voiture des nababs et des damnés de la terre ! ». Le quotidien L’Humanité, devenu (entre 1920 et 1994) l’organe central du Parti Communiste, plutôt gêné aux entournures, répliquera en affirmant que ces deux voitures blindées ont été financées par le Parti pour éviter que les « deux meilleurs staliniens de France » (c’était ainsi qu’ils étaient alors présentés par le PCF) ne finissent assassinés comme Jaurès. A l’époque, la grande majorité des « masses laborieuses » croient encore, dur comme fer, au « paradis des travailleurs », comme leur est alors vanté l’Union Soviétique, et ignoraient (entre autres) que, à l’image de Nicolas II, le dernier tsar de toutes les Russies, la monture favorite du camarade Lénine était une Rolls-Royce (Une Silver Ghost qui lui avait été offerte grâce à une collecte organisée par les syndicats anglais) et que les limousines ZIS qui véhiculaient Staline et les plus hauts membres du gouvernement soviétique n’avaient rien à envier, en matière de taille comme du luxe de leurs lignes et de leur équipement, aux Cadillac, Lincoln et autres Packard américaines. Après avoir servi de voitures de fonctions aux dirigeants du PC, les Delahaye seront, pendant longtemps, laissées à l’abandon dans les communs d’une des propriétés bourgeoises servant de résidences d’été aux personnalités du Parti, ces deux berlines blindées ont, heureusement, toutes deux survécues et sont passées entre les mains de plusieurs collectionneurs illustres, parmi lesquels Serge Pozzoli ainsi que Philippe Charbonneaux (le créateur de la « ligne » des Delahaye d’après-guerre) lui-même.
Aux trois premiers Salons automobiles qui s’étaient tenus à Paris, en 1946, 1947 et 1948, le public était venu au Grand-Palais avant tout pour y découvrir des prototypes (certains sans lendemain mais d’autres qui annonçaient, au contraire, les futurs modèles des constructeurs français), pour y suivre en curieux l’évolution des différents constructeurs ou pour y admirer les plus beaux modèles de prestige, des marques françaises comme étrangères, ainsi que des réalisations des plus grands carrossiers français. Mais il s’agissait avant-tout de « Salons du rêve », car la grande majorité des visiteurs qui se pressaient au Grand-Palais savaient qu’ils n’avaient guère de chance de pouvoir acquérir l’un ou l’autre des modèles exposés. A moins que leur métier ne soit classé dans les professions dites « prioritaires » (fonctionnaire, avocat, médecin,…) ou qu’ils ne possèdent un compte en devises qui leur permettaient ainsi de pouvoir s’acheter l’un des modèles des constructeurs de prestige (Delage, Delahaye, Hotchkiss, Talbot), qui étaient alors les seuls à être disponible en vente libre, les automobilistes français n’avaient guère d’autre choix que de s’inscrire sur une liste d’attente pour pouvoir obtenir l’une des précieuses licences d’achat délivrées (souvent au compte-goutte) par les pouvoirs publics.
Le 36e Salon de l’automobile se différencie des trois autres qui l’ont précédé, car c’est le premier où les Français peuvent enfin commander librement leur voiture, avec, en plus, l’espoir d’une livraison pas trop lointaine. Les restrictions d’achat auxquelles les clients devaient, jusque-là, se soumettre ayant (virtuellement) disparu. Le gouvernement ayant, en effet, renoncé à la plupart des mesures contraignantes mises en place au lendemain de la Libération et qui ont tant nui à l’industrie automobile. Même si, à la fin de l’année 1949, quelques problèmes subsistent encore, comme la distribution de l’essence, eux aussi finiront bientôt par se résoudre.
Cette embellie et ce bout du tunnel qui apparaît enfin ne profitent malheureusement pas à tous les constructeurs français. Coïncidence ou conséquence de la fin de cette période de reconstruction et de restrictions ? Toujours est-il que c’est à peu près au moment où s’achève la décennie 1940 et où l’économie française commence enfin son véritable redémarrage que les ventes des constructeurs français de voitures de luxe commencent à décliner. Même si, comme pour tous les autres constructeurs automobiles, le redémarrage a été long et difficile, les quatre ou cinq premières années qui suivront la fin de la guerre seront pour eux, à certains égards, si pas une période d’« euphorie » (ce qui serait peut-être un peu exagéré), en tout cas, des années assez prospères. Même si, étant donné leurs méthodes de construction encore fort artisanales, leurs cadences de production étaient à cent voire à mille lieues de celles en vigueur chez les grands constructeurs, comme Citroën, Peugeot et Renault, Delahaye, comme ses concurrents, ont connus des années plutôt bonnes sur le plan des ventes durant la seconde moitié de cette décennie, avec des ventes augmentant sensiblement chaque année.
.
A ce titre, les 573 automobiles sorties des usines Delahaye constitueront pour la marque son record de production de l’après-guerre. Un score qu’elle n’atteindra malheureusement plus jamais. Ce (court) succès obtenu par les Delahaye et les autres voitures françaises de grosses cylindrées, avec le recul, s’explique assez aisément : comme cela a d’ailleurs été le cas pour les constructeurs de voitures populaires, après avoir été sevré d’automobiles durant plus de six longues années les acheteurs (ceux des classes aisées et aussi, bien que dans une moindre mesure, ceux des classes populaires) étaient impatients de pouvoir s’offrir une nouvelle voiture, destinée à remplacer les anciennes (lesquelles, quand elles n’avaient pas été confisquées par l’occupant allemand ou, plus tard, par les réseaux de résistance, avaient souvent été dépecées afin d’en récupérer le métal, fort rare et précieux en pleine période de marché noir et de pénuries en tous genres ou n’étaient tout simplement plus en état de rouler). De plus, en cette période de « reconstruction nationale », ce genre de voitures qui, avant-guerre déjà, représentaient, aux yeux des personnalités du monde politique comme du public, le symbole de l’excellence automobile française, constituaient, aux yeux des premiers, l’un des meilleurs moyens d’illustrer, notamment sur les marchés étrangers, la renaissance de l’industrie automobile française et que celle-ci, malgré les ravages causés par la guerre, n’avait rien perdu de son savoir-faire et qu’elle retrouverait rapidement ses capacités de production et sa prospérité d’antan. Plus encore que dans le passé, le patriotisme, sous toutes ses formes, était présenté comme une vertu cardinale et il aurait don était fort mal vu (pour ne pas dire inconcevable) pour tous ceux qui avaient les moyens de se payer une voiture de prestige neuve d’acheter un modèle qui ne soit pas français.
Toutefois, avec la disparition progressive des mesures instaurées après la fin des hostilités et la possibilité, aussi bien sur le plan pratique et financier, mais aussi sur celui de l’origine des modèles, de pouvoir choisir et acheter sa voiture librement, les automobilists français aisés vont peu à peu laisser leur fibre cocardière au tiroir. Désormais, pour ces derniers, les seuls critères qui seront pris en compte seront le prestige de la marque (nouveau ou actuel, celui acquis dans le passé ne comptant désormais plus guère), ainsi que les performances affichées par le modèle convoité. Au vu des nouvelles règles du jeu qui sont maintenant instaurées, les constructeurs français sont rapidement donnés perdants. Comme on l’a vu plus haut, avec la comparaison entre une Delahaye 135 et une Jaguar XK120, la première ne part par vraiment favorite, étant donné que la seconde affiche des performances comparables (voire un cran au-dessus) pour environ 30 % moins chères ! Avec, en plus, l’argument déterminant que le roadster produit par le constructeur britannique est vendu entièrement carrossé et donc prêt à prendre la route et que le client n’a donc plus à se charger de le faire livrer au carrossier de son choix et à attendre patiemment pendant plusieurs semaines (voire plusieurs mois dans certains cas) afin de pouvoir prendre livraison de sa voiture terminée.
Sur le plan des performances aussi, aussi puissantes qu’elles soient, les voitures françaises, qu’il s’agisse des Delahaye comme des Hotchkiss ou des Talbot, finissent, tôt ou tard (et parfois même très vite) à avouer leurs limites. Bien que certaines soient présentées comme de nouveaux modèles, quasiment toutes sont, en réalité, des évolutions, plus ou moins profondes, des modèles d’avant-guerre qui les ont précédées et, sur la route, surtout sur des « terrains difficiles » et lorsqu’elles sont poussées dans leurs derniers retranchements, les Delahaye 135 et 175, les Hotchkiss Grand Sport et les Talbot Lago Record avouent leurs limites et rappellent alors, incidemment, à leurs conducteurs qu’elles ont été conçues, pour la plupart d’entre-elles, au milieu des années trente. Face à elles, une Jaguar XK120, une Lancia Aurelia ou même une Buick Roadmaster n’a guère de mal à leur tenir la dragée haute. L’anglaise et l’italienne bénéficiant notamment d’une conception entièrement nouvelle, d’une fiche technique plus moderne ainsi que de composants techniques produits avec des matériaux de bien meilleure qualité que ceux dont doivent se contenter les constructeurs français à la fin des années 1940.
Bien qu’elles soient toujours bien présentes au Salon d’octobre 1949 et, par son statut de modèle haut de gamme du constructeur, mises à l’honneur, sur le stand de la marque comme sur celui des carrossiers français, la direction de la firme Delahaye se doit néanmoins de constater que la 175 est clairement passée à côté de son objectif, qui était de renforcer et de confirmer la position de la marque parmi les premiers représentants des constructeurs de prestige, à égalité avec Talbot et Hotchkiss. Si les superbes 135 et 175, carrossées de main de maître par Letourneur & Marchand, Chapron, Figoni, Saoutchik et d’autres, avec leurs superbes peintures laquées et leurs chromes rutilants, ne manquent pas d’attirer toujours le public qui se presse, émerveillé, autour d’elles, afin de les admirer longuement, elles attirent, en revanche, de moins en moins, le regard des acheteurs potentiels.
Une situation que reflètent d’ailleurs bien les chiffres de vente, qui, après avoir simplement connus une baisse sensible en 1949 (511 voitures produites cette année-là) connaissent une chute brutale avec seulement 235 voitures sorties de l’usine de la Rue du banquier. Un effondrement de la production qui s’explique par le fait que, en plus de la 175 qui, dès le début de sa carrière, n’a jamais eu une bonne réputation, la 135 accuse maintenant clairement le poids des ans (elle a été présentée en 1933, soit seize ans auparavant!).
Etant donné les nombreux problèmes techniques qui ont entaché sa carrière, contrairement à sa glorieuse aînée, la 135, la 175, elle, ne brillera jamais en course. Une exception notable sera toutefois la Delahaye engagée au Grand Prix de l’ACF (L’Automobile Club de France) en 1949. La voiture en question étant, en réalité, un hybride, reprenant un châssis 145 d’avant-guerre équipé du moteur 4,5 litres de la 175, à la différence notable que le bloc-moteur est, ici, réalisé en aluminium. Si la marque ne manquera pas d’exploiter cette victoire, conscient de la piètre réputation qui colle à la peau de son modèle haut de gamme, la voiture qui a remporté la course sera toutefois présentée dans les publicités du constructeur sous la dénomination « 4,5 litres » et non 175.
Entre un modèle haut de gamme qui est donc un échec commercial cuisant et dont le sort semble déjà scellé et un autre dont la mise à la retraite est déjà programmée, la firme Delahaye se retrouve quasiment à la croisée des chemins. Les dirigeants de la marque savent qu’ils devront bientôt prendre une décision cruciale : Ssoit poursuivre la production automobile (en dépit d’un contexte qui, sur le marché français, apparaît de plus en plus défavorable) ou alors abandonner celle-ci pour se consacrer exclusivement à celle des utilitaires. Le Salon de Paris d’octobre 1950 sera le dernier auquel sera le dernier pour la Delahaye 175 et ses dérivés. Pierre Peigney et les autres membres de la direction de Delahaye ne croient plus à l’avenir d’une gamme qui constitue à leurs yeux une charge aussi lourde qu’inutile pour la société. Les grandes Delahaye sont donc poussées vers la porte de sortie, sans tambour ni trompette. Les derniers châssis restants étant carrossés au printemps 1951. En tout et pour tout, la production totale des grandes Delahaye n’a pas dépassé les 105 exemplaires (51 pour la Delahaye 175, 37 pour la Delahaye 178 et 17 pour la Delahaye 180). En octobre 1951, quelques mois après que la 175 ait quitté la scène, dans la plus extrême discrétion, et que la 135 ait, elle aussi, été mise à la retraite, sera présentée, au Salon de l’automobile de Paris, la 235, destinée à prendre la succession de la 135. La 175 et ses dérivés disparaissant, eux, sans laisser de descendance.
En ce début des années cinquante, les comptables de la firme Delahaye ne comptent désormais plus sur la vente de voitures de luxe pour faire tourner l’entreprise. C’est la production des utilitaires ainsi que de la Jeep VLR, destinée à l’armée française, qui assure maintenant l’activité des usines Delahaye. Si, à ce moment-là, l’abandon pur et simple de la production automobile n’est pas encore programmé, il est, en tout cas, sérieusement envisagée. Aussi réussies que soient les lignes de leurs carrosseries, la nouvelle Delahaye 235 ne fait, dès le départ, clairement plus le poids face aux nouvelles sportives anglaises et italiennes, qui sont tout aussi rapides tout en étant bien moins chères. Lorsque la 235 est présentée au public, les jeux étaient sans doute déjà faits pour Delahaye, comme d’ailleurs pour les autres constructeurs français de voitures de luxe. Incapables de repartir sur de nouvelles bases pour la conception de leurs nouveaux modèles. (Ces derniers n’étant simplement que des évolutions, plus ou moins profondes des modèles précédents. Ce qui fut d’ailleurs aussi le cas de la 235, qui, sur le plan technique, n’était, en réalité, rien d’autre qu’une 135 modernisée. Ne disposant guère de moyens (d’autant que le projet avait été monté et qu’il avait été mené à bien, durant la plus grande partie de sa gestation, sans le soutien des dirigeants de la marque, qui n’y croyait guère) et contraints de faire du neuf avec du vieux, les membres du bureau d’études de Delahaye, malgré leurs talents, ne pouvaient évidemment pas faire de miracles. La direction de la marque avait bien conscience qu’avec la 235, elle jouait là sa dernière carte. Et, malheureusement pour elle, ce ne fut pas un joker. (Compte tenu de la concurrence qui se tenait en travers de sa route, comme de ses propres handicaps, il y avait, de toute façon, peu de chance qu’elle le soit). Au printemps 1954, après seulement trois ans de carrière et 83 exemplaires produits, les dirigeants de la vénérable marque, qui venait de fêter, cette année-là, ses soixante d’existence, estiment, avec fatalisme, mêlé d’un certain pragmatisme, qu’ils n’ont plus d’autre choix que de mettre un terme à l’activité automobile de la firme. La 235 restera donc dans l’histoire comme la dernière Delahaye.
C’est aussi la cruelle décision prise par les dirigeants de la marque Hotchkiss, financièrement à genoux suite au développement et la production, aussi hasardeuse que ruineuse, de la futuriste Hotchkiss-Grégoire. Les deux firmes décident alors de fusionner et, faisant définitivement une croix sur la production automobile, décident de concentrer leurs efforts sur le marché, bien plus lucratif, des utilitaires légers et des poids lourds ainsi que des véhicules tout-terrains et des engins militaires. 1954 restera une année noire dans l’histoire de l’automobile française, cette triple disparition (La marque Delage disparaissant en même temps que Delahaye) annonçant une série noire au sein des marques d’élite, avec la disparition, à peine quelques années plus tard, de Salmson et de Talbot. Après cela, seul Facel Véga tentera de perpétuer, sous une nouvelle forme, le prestige automobile français. L’aventure ne durera toutefois que dix ans à peine, de 1954 à 1964. (Même si la marque disparaîtra pour des raisons tout à fait différentes des anciens constructeurs de prestige). Depuis lors, les quelques tentatives de recréer une marque française de prestige (Monica, Venturi, etc) furent (hélas!) toutes des aventures sans lendemain. A tel point que beaucoup de spécialistes du monde automobile ont parlé, à ce sujet, de véritable « malédiction ». Une malédiction qui, malheureusement pour tous les Français amateurs de belles voitures, semble se poursuivre encore aujourd’hui !
Philippe ROCHE
En vidéo https://youtu.be/vp-h9Ni59dk?si=SfvX3RvzPhit4DGD
Une autre française de prestige https://www.retropassionautomobiles.fr/2022/05/talbot-lago-2/