RENAULT COLORALE – La polyvalence du losange.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Lefaucheux, premier PDG de la toute nouvelle Régie Nationale des Usines Renault (nationalisée par le Général de Gaulle, alors chef du gouvernement provisoire en 1945) décide, s’agissant de la production automobile, de tout miser (en tout cas, dans un premier temps) sur la future 4 CV. Etudiée, dans le plus grand secret, durant l’Occupation (du fait que l’armistice conclut avec l’Allemagne, au lendemain de la défaite de 1940), celle-ci semble, en effet, l’arme la plus adéquate pour « remettre la France sur roues ».
Seule survivante de la gamme Renault d’avant-guerre, la production de la Juvaquatre, désormais proposée uniquement en berline quatre portes (les versions coupé et découvrable n’ayant pas été reconduite, ce genre de carrosseries ne semblant, en effet, plus vraiment adaptée au contexte difficile de l’après-guerre) sera maintenue jusqu’en 1948, le temps que celle de la 4 CV atteigne son « rythme de croisière ».. Par la suite, seules les versions « break » et fourgonnette de la Juvaquatre seront maintenues au catalogue, ces dernières connaissant même une carrière fort longue, puisque celle-ci se poursuivra jusqu’à l’aube des années 60.
Outre le fait que l’acquisition d’une voiture neuve, même la plus modeste, reste encore une sorte de luxe inaccessible pour la grande majorité des citoyens français, le gouvernement français de l’époque donne alors la priorité à la production d’utilitaire afin de reconstruire le pays. La fourniture des matières premières restant étroitement surveillée par celui-ci et soumise à des quotas, mise en place par le Plan Pons, instauré dès les premiers mois de la Libération, lequel ne sera, finalement, supprimé qu’en 1949. Durant cette seconde moitié des années 1940, la marque au losange décide donc, en ce qui concerne les modèles de tourisme, de se limiter à la seule 4 CV.
Même si Pierre Lefaucheux sait très bien et, sans doute, dès le départ, que la firme au losange ne pourra pas rester enfermée très longtemps dans cette « monoculture ». Cette politique du modèle unique n’étant, donc, destinée qu’à être provisoire, le temps que le bureau d’études finalise le projet de la nouvelle berline familiale qui doit venir concurrencer la Citroën Traction 11 CV ainsi que la Peugeot 203, pour ne citer que ses deux principales rivales. La nouvelle berline en question étant la future Frégate, dévoilée en 1951 et qui, en dépit de ses lignes très réussies et de qualités réelles, ne parviendra jamais, malheureusement pour elle, à répondre pleinement aux attentes qui furent mises en elle. Ceci, par la faute d’une étude tourmentée et bâclée.
Parallèlement à celle-ci, les ingénieurs et stylistes de Billancourt travaillent également sur un autre projet, au caractère plus singulier. Lequel a, manifestement, puisé son inspiration auprès des station-wagons américains, que ce soit pour ses lignes, mais aussi dans son concept même. (Même si le dessin de la face avant rappelait aussi fortement, ce qui n’était sans doute pas un hasard, celui de la 4 CV). Celui d’un véhicule à mi-chemin, pour la silhouette comme le gabarit, entre un gros break et une fourgonnette, destiné aussi bien au transport des familles nombreuses qu’à celui de marchandises diverses. L’objectif étant de proposer un modèle réunissant, sur bien des points, le « meilleur des deux mondes », en offrant ainsi l’habitabilité et la robustesse des utilitaires à des lignes plus valorisantes, toutefois, que sur ces derniers ainsi que le confort et l’équipement d’une voiture de tourisme « classique ».
Les origines du nom qui lui a été attribué est issu de la contraction des mots Coloniale et Rurale, lesquels renvoie à deux des piliers essentiels sur lesquels repose encore la société française dans cette période l’immédiat après-guerre.
Un concept aussi intelligent que novateur, puisque ce ne sera pas seulement un break pouvant accueillir jusqu’à sept ou huit personnes qui sera proposé, mais également une version de celui-ci spécialement conçue pour les compagnies de taxis, qui porteront tous deux le nom de Prairie. Ainsi qu’un break deux portes, baptisé Savane ; un fourgon tôlé et un châssis cabine, ce dernier pouvant ainsi être adapté à des usages fort divers, qu’il s’agisse d’une dépanneuse, un plateau à ridelles, un camion frigorifique ou, même, un panneau publicitaire mobile, pour ne citer que quelques exemples au hasard. Au total, ce ne seront ainsi pas moins de six modèles différents qui seront proposés, dès son lancement, au printemps 1950, dans le cadre très chic du parc de Bagatelle (un choix tout de même assez curieux pour des véhicules à vocation, avant tout, utilitaire) sur la gamme Colorale.
Sur le plan technique, celle-ci conserve une architecture ultra-classique à propulsion, Renault en proposera, dès 1952, une version à quatre roues motrices et, cela, sur l’ensemble des modèles de la gamme. Développée par Sinpar, une filiale du constructeur (qui, entre autres, développera, par la suite, une version similaire sur base de la R4). Ses versions à transmission intégrale se reconnaissant à leurs gros pneus spécifiques, adaptés à l’usage hors des sentiers battus, ainsi, évidemment, qu’à leur garde au sol rehaussée. Outre le fait que tous les garages Renault ne disposaient pas de l’équipement adéquat ni du personnel qualifié pour l’entretien de ce genre de transmission, un autre problème, non négligeable, était celui du supplément de poids engendré par celle-ci.Une Colorale 4×4 affichant ainsi plus de 2 tonnes à vide et, en vitesse de pointe, se maintenait tout juste au-dessus de la barre des 100 km/h… Inutile sans doute de dire ce qu’il en était lorsqu’elle était en pleine charge et que son poids sur la balance dépassait alors les 2,5 tonnes. Ce qui grevait d’autant plus des performances qui, même sur les versions équipées du moteur de la Frégate, ne furent jamais très convaincantes.
Si l’ensemble de ces derniers devront encore se contenter, dans un premier temps, du vieux quatre cylindres en ligne d’avant-guerre, déjà vu, non seulement, sur les utilitaires, mais aussi sur les berlines Renault d’avant-guerre (notamment sur les Primaquatre et Vivaquatre). Avec une distribution faisant encore appel à des soupapes latérales (auxquelles Louis Renault, conservateur dans l’âme, était resté fidèle jusqu’à la fin, y compris sur ses modèles haut de gamme à 6 et 8 cylindres) et une puissance de 46 ch pour une cylindrée de 2,4 l, le moteur des Colorales n’est donc pas vraiment ce que l’on pourrait appeler un « foudre de guerre ». Un choix fait, à la fois, par souci d’économie, mais aussi, ou, peut-être, avant tout parce que la firme ne dispose alors pas vraiment d’une autre mécanique adéquate sous la main. Fort heureusement pour ces derniers, sur ce type de véhicules, la performance n’est pas du tout le but recherché. Heureusement aussi, par la suite, celui-ci sera remplacé par le 2 litres de 58 chevaux emprunté à la Frégate, guère plus puissant, il est vrai, mais doté, à présent, de soupapes en tête et à la fiabilité ainsi qu’à l’endurance proverbiales. (Il fera d’ailleurs aussi une fructueuse carrière sur les plus gros utilitaires de la gamme contemporaine de Renault*).
Etant donné sa vocation, qui est de séduire les familles ainsi que les agricultures et autres corps de métiers des bourgades du monde rural (ce que l’on appelle encore aujourd’hui, de manière assez péjorative, la « France profonde »), ainsi que les marchés des colonies françaises, notamment en Afrique, pour la version Savane (d’où, sans doute, son nom), le cahier des charges a, en tout état de cause, exclu, d’emblée, toute solution technique un peu trop sophistiquée, préférant, au contraire, miser sur des dispositifs simples et éprouvés. Le châssis est, ainsi, inspiré de celui utilisé sur la camionnette 1 000 kg, dans une version sensiblement modifiée. Côté suspensions, les Colorales se contentent, sur l’ensemble de leurs versions, d’un essieu rigide, à l’avant comme à l’arrière, combinés à des ressorts à lames. Ces derniers présentant l’avantage de pouvoir supporter de lourdes charges (ce qui est, évidemment, le but recherché sur un véhicule utilitaire), mais qui a, en revanche, le défaut de retransmettre tous les inégalités et autres défauts de la route, tels que les « nids de poule ».
Si l’assemblage final des différents modèles Prairie et Savane était bien réalisé au sein de l’usine « historique » de Renault, à Boulogne-Billancourt, la fabrication des carrosseries, quant à elle, était réalisée, en sous-traitance, par le carrossier industriel Chausson, à Gennevilliers.
Malheureusement pour la firme au Losange, il s’avérera, assez vite qu’à l’image de la Frégate, les modèles de la série Colorale ne rencontrent guère les faveurs du public. Des flottes de taxis non plus, d’ailleurs, tant et si bien que cette dernière version disparaîtra du catalogue dès 1952. Il fut devenu évident, dès ce moment, que la production des Prairie et Savane n’éteindrait jamais les chiffres escomptés et il semble que, dès 1954, la marque au losange voulut arrêter les frais et se débarrasser d’un modèle qu’elle traînait comme un boulet. Malheureusement pour celle-ci, les accords passés entre Renault et Chausson stipulaient que la Régie s’était engagée pour une commande d’un nombre minium et bien défini de carrosseries auprès du carrossier de Gennevilliers et que le contrat ne pourrait donc être résilié qu’une fois que le volume de production en question aurait été atteint. Ce qui explique, en grande partie (voire, peut-être même, que ce fut la seule raison) pour laquelle la carrière de la série Colorale n’ait pris fin qu’au milieu de l’année 1957.
Preuve du manque de succès de celle-ci auprès de la clientèle, les derniers exemplaires étaient sortis des chaînes d’assemblage en février de l’année précédente, mais il faudra près d’un an et demi pour que ceux-ci parviennent à trouver preneurs. (Sans doute en bradant les prix). Au total, il n’y aura qu’entre 38 000 et 43 000 exemplaires (selon les sources) produits en six ans.
Dans l’ensemble, on peut dire qu’avec les modèles de la série Colorale, Renault fut trop en avance sur son temps. Aujurd’hui, le concept d’un « véhicule multi-usages » s’est, depuis longtemps déjà, généralisé, aussi bien au sein des constructeurs européens qu’ailleurs dans le monde. Notamment au travers des SUV. Dans la France des années 50, par contre, un véhicule, qu’il s’agisse d’une voiture de tourisme ou d’un utilitaire restait, le plus souvent, destiné à un usage bien spécifique et unique. Aux yeux d’une grande partie du public, créer un engin destiné aussi à transporter cinq ou six personnes dans un confort, plus ou moins, similaire à celui d’une berline.
Une autre raison de l’échec commercial des modèles de la série Colorale étant que ces derniers étaient affichés à des tarifs qui apparaissaient trop élevés aux yeux de la clientèle visée. Ainsi, à titre d’exemple, en 1953, une Prairie en version 2 roues motrices et avec la finition Service, qui représentait l’entrée de gamme des Colorales était vendue 770 000 francs (anciens) et la Savane en finition Luxe pas moins de 880 000 F, soit un tarif similaire à celui d’une berline Frégate en version Amiral. En outre, la concurrence dispose de modèles offrant, bien souvent, un meilleur rapport prix/prestations, à l’image des versions Familiale et Commerciale du break Peugeot 203, tout aussi spacieuse, tout en étant proposées à des tarifs bien plus attractifs. Sans compter d’autres rivales comme la version Commerciale des Tractions Citroën.
Sans compter qu’au sein même de la gamme des utilitaires Renault, la place que ceux-ci occupent n’est guère confortable. Les Colorales se trouvant, en effet, « pris en étau » entre la fourgonnette Juvaquatre (dont la charge utile s’établit à 300 kg) et les grosses camionnettes et poids lourds pouvant embarquer jusqu’à 1 000 ou 1 400 kg de marchandises en tous genres. Avec pour conséquence que les versions utilitaires des Prairie et Savane (cette dernière subira un échec aussi cuisant que la version taxi) auront bien du mal à exister et se verront, très vite, condamner à vivre dans leur ombre.
Pour en revenir à la première motorisation à avoir équipé les Colorales, si le fait d’avoir eu recours à l’ancien quatre cylindres « latéral » s’explique par le fait que, comme mentionné plus haut, le constructeur n’avait alors pas d’autres options sous la main, une partie de la presse n’a pas manqué de souligner que, plus encore que son architecture mécanique désuète (ce qui n’est pas véritablement un défaut rédhibitoire sur un véhicule à vocation utilitaire), les modèles de cette série pêchaient par des performances insuffisantes, surtout lorsqu’ils roulaient à pleine charge. Il est vrai, toutefois, que, même s’ils avaient bénéficié, dès leur lancement, du nouveau moteur créé pour la Frégate, ils n’auraient probablement pas rencontré plus de succès pour autant, tant cela n’affichait pas non plus une puissance ni des reprises nettement meilleures.
Dès la fin de cette décennie et, surtout, à partir du début de celle qui va suivre, la Régie Renault saura souvent se démarquer de la plupart de ses concurrents (tels que Peugeot et Simca, pour rester dans la production française) par des modèles aux lignes et/ou à l’architecture technique novatrices. Cependant, l’échec de la série Colorale est venu rappeler à la direction de la firme au losange qu’il n’est pas toujours bon d’avoir raison trop tôt !
Philippe ROCHE
Photos Wikimedia et Wheelsage
En vidéo https://www.youtube.com/watch?v=20ovaH-nLqM&ab_channel=TheWheelNetwork
Une autre RENAULT https://www.retropassionautomobiles.fr/2024/07/renault-rodeo-anti-mehari/